Ce dimanche-là, comme les fidèles de Solliès-Pont parlaient des marbres splendides qui ornent le chœur de leur église, comme les fidèles de Solliès-Toucas parlaient des belles pierres apparentes qui ornent leur église toute neuve, et des ex-voto qui bientôt retrouveront leur place sur les murs, Jésus leur déclara que ce qu’ils contemplaient, des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre, et où tout sera détruit. Voilà que nous nous donnons tant de peine pour édifier et entretenir cette maison afin d’en faire un temple à la gloire de Dieu, et que le christ nous annonce que cet édifice doit disparaitre. Est-ce alors en vain que nous œuvrons ? Et bien non, ce n’est pas en vain, mais c’est quelque chose de plus grand que nous édifions, et c’est l’enseignement de l’évangile de ce dimanche.
En cette fin d’année, la liturgie nous offre souvent l’occasion de méditer sur ce que sont les lieux saints, avec les fêtes des dédicaces : dédicace de nos églises, dédicace de la cathédrale de Rome, dimanche dernier, dédicace de la basilique Saint-Pierre du Vatican mardi. Les évangiles de ces fêtes nous ont permis de comprendre que le Temple véritable, c’est le corps du Christ, y compris son corps mystique, qui est l’Église universelle. C’est ainsi que ce que nous cherchons à édifier, à travers notre présence et notre agir dans ces lieux que sont les églises, c’est l’Église toute entière.
L’évangile de ce dimanche nous amène à revenir sur une autre idée, que saint Paul, dans la première épître aux Corinthiens, que nous lisions dimanche dernier, avait déjà avancée. Et vous voyez là d’ailleurs comment se met en place un véritable cycle liturgique, dans lequel les jours se font la suite les uns-des-autres et se répondent et dialoguent les uns avec les autres ; l’année n’est pas une simple juxtaposition de féries, de dimanches et de fêtes, sans unité, elle a un sens, qui nous fait grandir dans l’intelligence des mystères du Christ.
Saint Paul, dimanche dernier, nous disait que nous sommes nous-mêmes une maison que Dieu construit. Nous, nous édifions des temples à Dieu ; Dieu, lui, édifie en nous un temple à sa gloire. Et il l’édifie en fondant en nous sa présence, comme on fonde un édifice grandiose sur un roc, et ce roc, c’est la foi, vertu infuse en nous par le saint baptême, qui nous aide à adhérer, dans une certaine obscurité, dans l’ombre du mystère, certes, mais pourtant aussi dans la lumière de la révélation, au message de Jésus, à l’évangile, à la bonne nouvelle selon laquelle le Royaume de Dieu nous est ouvert, nous est offert. Ce dimanche, sept enfants, entre deux et dix ans, seront baptisés à Solliès-Pont ; ils recevront dans leur âme, par leur régénération dans les eaux bénies des fonts baptismaux, ce roc de la foi, ce caractère indélébile qui les fait chrétiens, adoptés par Dieu comme ses propres enfants, et membres de l’Église, corps mystique du Christ.
Mais à la promesse de l’héritage du Royaume des cieux répond une autre promesse : celle, du même coup, d’être en contradiction avec le monde. C’est aussi cela, suivre Jésus : on ne peut avoir les yeux et le cœur tournés vers le ciel sans se placer à contre-courant de ceux qui ne veulent voir que la terre. Les fils de Dieu ont reçu les promesses de la vie éternelle, les fils de ce monde ne connaissent que la mort, qu’ils propagent par les guerres et les désordres, comme le dit Jésus. Il ne faut pas s’en étonner, ni s’en affliger, et encore moins se décourager ; Jésus l’annonce : « on portera la main sur vous et l’on vous persécutera, on vous livrera aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom et – ajoute-t-il – cela vous amènera à rendre témoignage ».
Notre Seigneur nous exhorte ce dimanche à ce que nous soyons ses témoins. En grec, « témoin » se dit « μάρτυρος » : c’est le même mot qui a donné en français « martyr ». Nous ne sommes, certes, pas tous appelés à faire l’offrande de notre vie dans le sang mais, en revanche, nous sommes tous appelés à faire l’offrande de nos vies dans l’amour, dans l’amour de Dieu, dans le don de nous-mêmes ; car l’acte suprême de l’amour, c’est l’offrande de soi-même pour donner la vie. La vie selon la chair, comme le font les époux, qui renoncent à leur confort et à leur tranquillité pour fonder une famille. Mais aussi la vie selon l’esprit, comme sont appelés à le faire tous les chrétiens et, à un titre éminent, les prêtres, choisis pour donner au Peuple de Dieu les sacrements de celui qui est vivant pour les siècles des siècles.
Témoigner de l’amour de Dieu par l’offrande de sa vie, c’est toutefois aussi le lot de tous les chrétiens. On offre sa vie, ou quelque chose de sa vie, à chaque fois que l’on renonce au péché, et que l’on choisit de faire le bien. Ce faisant, nous faisons croître en nous la vie divine qui a germée en nous par le baptême, en même temps que, par notre exemple, nous en favorisons aussi l’éclosion ou la croissance dans l’âme de ceux qui nous entourent. Tout comme les martyrs ont renoncé à leur vie dans le monde pour manifester leur foi en la vie éternelle, les chrétiens témoignent par leur renoncement aux idoles du monde en même temps que par leur pratique de la charité de cette même foi. Et parce que le don de soi jusqu’au bout nous fait ressembler au Christ d’une façon spéciale, il est favorisé par une grâce spéciale, qui passe par un sacrement spécial : celui de la confirmation.
Sept jeunes chrétiens, entre douze et quinze ans, vivent ce dimanche une journée de récollection pour se préparer à recevoir ce grand sacrement la semaine prochaine, tandis que plus d’une cinquantaine d’adultes de nos paroisses le recevront également à la Pentecôte. La confirmation est le sacrement de la croissance de la grâce du baptême, de son éclosion, de son édification et de son achèvement, qui fait que le chrétien ne vit plus pour lui, mais véritablement pour édifier l’Église dans « la perfection de la charité », comme le disait le saint pape Paul VI. Si vous n’êtes pas confirmés, il faut demander à l’être, vous ne pouvez pas rester des chrétiens bébés !
« C’est moi – dit Jésus – qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer ». La confirmation nous fait pleinement entrer dans la grande lutte eschatologique du bien contre le mal, de l’Agneau contre le dragon, dont parle saint Jean, dans le livre de l’Apocalypse. « Mais – ajoute Jésus - pas un cheveu de votre tête ne sera perdu ; c’est par votre persévérance que vous garderez votre vie ».
Chers futurs petits baptisés, chers futurs petits et grands confirmés, chers néophytes, chers chrétiens de longue date : c’est par votre persévérance que vous garderez votre vie. Les sacrements ne sont jamais des fins mais des moyens. Demeurez dans l’amour du Christ, suivant ses commandements, et témoignant par votre charité de votre foi et de votre espérance dans le fait que la vie présente n’est pas tout, mais qu’elle est une préparation et une purification en vue de la vie éternelle.
Car la vie chrétienne, en effet, commence dans ces églises de pierre, et elle s’y déroule pour une large part, et c’est pourquoi il faut avoir un grand respect pour les lieux saints, qui sont réellement la demeure du Très-Haut, qui a son trône dans le tabernacle, à côté duquel brille cette lumière rouge, qui nous rappelle que les anges eux-mêmes se prosternent en ces lieux. Mais cette église est au service de la construction d’un autre temple : celui de notre âme, fondée sur les sacrements qui donnent la grâce, et qui nous rendent héritiers du Royaume des cieux, nous y conduisent, nous en rapprochent, nous ramènent sur sa route, et, par nous, y guident aussi notre prochain.
Amen.
Jérôme Bosh : Le jugement dernier (détail), fin XVe s.
Académie des beaux-arts de Vienne (Autriche)
