Nous avons eu la grâce d’accueillir dans notre paroisse, la semaine dernière, la cérémonie au cours de laquelle une trentaine de jeunes de notre doyenné ont reçu l’onction de la confirmation. Un des effets de cette onction sainte est que leur âme est désormais marquée d’un caractère spécifique : celui d’être un chrétien accompli, un chrétien adulte, dont la grâce du baptême, jusqu’alors en germe, s’épanouit désormais pleinement et rayonne au-delà de leur personne pour participer pleinement à l’édification de l’Église.
Tandis que ces jeunes se préparaient à la confirmation, tandis que se préparent également une bonne cinquantaine d’adultes de nos deux paroisses qui leur emboîteront le pas pour recevoir, eux aussi, à la Pentecôte, par l’onction du saint chrême et le signe de la croix, la marque du Don de l’Esprit saint, une remarque revenait et revient souvent : celle qui consiste à douter d’être prêt à recevoir cette grâce avec, en arrière-plan, la crainte de ne pas profiter pleinement de l’instant qui est donné : ce moment fugace où le ciel vient toucher la terre alors que la main du pontife signe le front du baptisé en l’oignant de l’huile du salut, et que l’Esprit de Dieu marque l’âme du chrétien et affermit en lui sa présence.
Mais en réalité, essentiel n’est pas dans cet instant. Parce que l’essentiel, ce n’est pas tellement la façon dont les choses se passent ou se vivent sur le moment, l’essentiel, c’est la substance de la chose : c’est d’être confirmé. Et de même pour le baptême, surtout pour ceux qui ont reçu ce sacrement étant petits et n’en gardent aucun souvenir. L’essentiel, c’est d’avoir été marqué du signe des enfants de Dieu. Quand on fait la liste des effets du baptême et de la confirmation : la libération du péché, l’adoption divine, l’héritage du royaume des cieux, l’affermissement des Dons de l’Esprit, etc. on oublie souvent le caractère sacramentel, alors que c’est essentiel. Et c’est essentiel car c’est ce qui fait qu’on n’a pas « été » simplement baptisé et confirmé comme un évènement passé, mais qu’on « est », dans le présent, baptisé, qu’on « est » confirmé. Le caractère sacramentel redéfinit notre être, ce que l’on est profondément.
Le caractère du baptême et de la confirmation – et il existe aussi un autre sacrement qui imprime en nous un caractère : l’ordre, qui fait de certains chrétiens des diacres, des prêtres, des évêques – le caractère nous permet de rendre ces sacrements toujours présents. La question n’est donc pas tellement de savoir comment nous allons vivre ou avons vécu notre baptême ou notre confirmation – ou notre ordination ! – mais de savoir comment nous vivons désormais notre vie de baptisé, de confirmé, ou de prêtre. Le caractère fait que ces sacrements ne sont que de façon secondaire des fêtes à préparer, dont nous nous réjouissons sur le moment puis dont nous nous souvenons ; ils sont principalement une richesse toujours présente dans notre âme et dont il faut à chaque instant de notre vie méditer la valeur afin de pénétrer un peu plus, jour après jour, avec la grâce de Dieu, l’intimité du mystère du Christ.
Et il en va de même pour l’année liturgique, qui déploie dans le temps les mystères de la vie de Jésus. Ces évènements sont passés, et l’on peut se demander quel intérêt il y a à revenir chaque année dessus ; pourquoi ne pas se contenter, comme les chrétiens des premiers temps, de célébrer la résurrection du Seigneur chaque dimanche et attendre la fin des temps ?
Jésus, dans l’évangile que nous venons d’entendre, évoque le souvenir de Noé. Il fait référence à un évènement passé, au cours duquel le monde avait été englouti dans l’eau pour être purifié du mal qui y régnait. Il annonce par là une purification à venir : celle de la fin des temps où, à nouveau, le bien et le mal seront séparés, définitivement, cette fois. Mais il parle aussi, de façon métaphorique, de notre propre histoire : nous aussi nous avons été lavés du péché un jour dans les eaux de baptême, mais cette libération n’est pas encore accomplie pour de bon : il nous faut combattre le mal et adhérer au bien à chaque instant, avec la grâce de Dieu, qui passe par les sacrements, et dans l’attente, illuminée par la foi, l’espérance et la charité, de notre libération définitive du péché. Ainsi toute l’Écriture sainte raconte une histoire passée, en même temps qu’elle nous parle de la vie du Christ, de notre propre vie et de l’histoire de toute l’humanité, à travers de grands cycles qui s’enchevêtrent mais convergent tous inexorablement vers l’avènement du règne de Dieu. De cette façon, les récits sacrés, de même que les mystères de l’année liturgique, nous sont rendus présents et actuels : ils ont une portée sur nos vies.
L’année liturgique s’achève par cette promesse de la domination totale du Christ sur le monde que nous avons célébrée dimanche dernier : une domination d’amour dans la charité parfaite, et non d’asservissement, et elle s’ouvre ce dimanche avec l’annonce de la fin de ce monde afin que, dès à présent, nous vivions l’année qui débute dans la perspective de ce qui vient après : la béatitude éternelle. Ainsi les cycles liturgiques ne se répètent pas, mais se continuent l’un l’autre et se superposent afin que nous adhérions toujours davantage au grand mystère de la rédemption, dans lequel nous sommes entrés tandis que nous étions plongés dans les eaux du baptême. Tout le cycle liturgique parle de notre présent et de notre avenir, non seulement d’une histoire révolue.
Nous ne sommes pas de purs esprits semblable aux anges, capables de saisir dans un éclair la totalité de la réalité proportionnée aux capacités de notre intelligence : nous avons besoin de faire les choses les unes après les autres, d’envisager les situations dans ce qu’elles ont de complexe, afin de pouvoir les expliquer, justement. « Expliquer », cela veut dire « déplier », faire que ce qui était confus devienne distinct. Jésus-Christ est le Sauveur : il est venu dans le monde pour nous sauver, ainsi que nous le professons tant et tant de fois, comme nous le ferons encore une fois dans un instant en disant que : « pour notre salut, il descendit du ciel [et] a pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme ».
C’est pour notre salut que Jésus vécut, mourut et ressuscita. Le mystère du salut contient une succession d’évènements. C’est afin de pouvoir entrer dans la complexité du mystère qu’il convient de le déployer à travers le cycle de l’année, jusqu’à pouvoir se laisser toucher par la simplicité de l’amour de Dieu ; non pas comme un défi élitiste réservé aux plus brillants d’entre nous mais comme une quête et une aventure proposée à ceux qui veulent suivre Jésus sur la route des béatitudes.
Dans sa vision, le prophète Isaïe parle de la maison du Seigneur, qui se tient sur la montagne. « Venez ! – s’écrie-t-il – montons à la montagne du Seigneur, à la maison du Dieu de Jacob ! Qu’il nous enseigne ses chemins, et nous irons par ses sentiers ». Nous voilà donc lancés dans une nouvelle boucle des mystères de la vie du Christ, sur un chemin qui, en s’élevant sur la montagne de Dieu et vers ses demeures éternelles, forme des lacets, qui semblent parfois se confondre mais qui, en réalité, nous élèvent un peu plus, à chaque passage, dans l’obscurité du mystère mais aussi dans la lumière de la foi, vers les sommets, au-delà des nuages, vers la splendeur de la vérité et de l’amour sans mélange, que nous sommes invités à contempler sans fin.
Amen.
