Nous célébrons ce dimanche l’anniversaire de la dédicace de l’archibasilique du Latran, à Rome, placée sous le vocable du Très-Saint-Sauveur et aussi des saints Jean-Baptiste et Jean l’évangéliste ; et il peut être bon de nous demander ce matin ce qu’a cette église de si particulier, qui fait que l’Église universelle en célèbre ce dimanche la dédicace, car – que je sache – les romains, eux, ne célèbrent pas, le 23 décembre, la dédicace de l’église Saint-Jean-Baptiste de Solliès-Pont.
Sur le fronton de la façade orientale de la basilique, sous le titre de sa dédicace, est indiquée la mention suivante : « omium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput – de toutes les églises de la ville (de Rome) et du monde, la mère et la tête ». La basilique du Latran, en effet, se présente comme la première église du monde en dignité, et elle l’est réellement à deux titres. Par l’âge, tout d’abord, car c’est à son emplacement que, dès la fin de la persécution des chrétiens par l’empire romain, au début du IVe siècle, on édifia la première église de Rome ; ce fut donc certainement le premier lieu de culte chrétien officiel, du moins en occident. Par la hiérarchie, ensuite, car c’est dans cette église que l’évêque de Rome, le Pape, a son trône, sa cathèdre : la basilique du Latran est donc la cathédrale du diocèse de Rome.
Voilà pourquoi nous disons que cette église est la mère et la tête de toutes les églises du monde : elle en est la première et la plus haute. Et comme la fête des mères, c’est aussi la fête de toute la famille, et surtout des enfants qui se retrouve autour de celle qui leur a donné la vie, le peuple chrétien se réunit dans ses églises et célèbre ce dimanche dans la joie l’anniversaire de la vocation au culte du premier temple de la chrétienté.
Dans l’évangile, pourtant, Jésus nous dit que le véritable sanctuaire est celui de notre corps, car c’est là que demeure l’Esprit saint, ainsi que l’explique saint Paul aux Corinthiens – c’était la première lecture – Esprit de Dieu qui habite en nous par la grâce. Pour autant, le Christ ne se montre pas indifférent au respect dû au Temple de Jérusalem, au contraire, il se montre plutôt intransigeant, on le voit rarement se mettre en colère. Alors comment comprendre cela ?
Il faut se souvenir que Jésus n’est pas venu abolir la loi ancienne mais l’accomplir : loin de la rendre caduque, en lui donnant sa finalité, il la rend encore plus actuelle : la loi ancienne n’appartient pas ainsi au passé mais au présent. C’est pourquoi le verset du psaume « l’amour de ta maison fera mon tourment » s’impose à la pensée des disciples de Jésus ; lorsqu’ils voient le maître chasser du Temple tout ce qui ne convient pas à la sainteté de ce lieu. Or, si la loi ancienne conserve son actualité par la loi nouvelle, c’est parce qu’elle en prépare l’avènement ; c’est ce qu'il faut comprendre pour comprendre en quoi la dévotion aux lieux sacrés nous dispose à adorer Dieu qui est à l'œuvre en nous.
Il y a là comme un écho de notre nature incarnée. Nous ne sommes pas de purs esprits, mais nous avons un corps qui est une partie de nous-mêmes et qui est appelé à avoir part lui aussi à la béatitude, dans l’unité de notre personne. Cette nature fait que nous avons besoin de faire passer dans la matière ce que nous concevons dans notre esprit. Et c’est pourquoi, à notre appartenance à l’Église universelle, comme la société de tous les baptisés ici-bas, avec l'ensemble des élus qui sont déjà au ciel et les défunts qui se purifient encore au Purgatoire, répond notre présence, ce dimanche, dans ce bâtiment de pierres qu’on appelle aussi « église ». La société des âmes ne peut pas s’envisager sans la société physique des gens qui se rassemblent, dans l’unité du corps mystique du Christ.
Comme les pierres taillées s'adaptent les unes aux autres par le génie des artisans et se soudent par le mortier, nous, pierres vivantes, nous joignons les uns aux autres avec plus ou moins de facilité sous la notion de l’Esprit saint, qui nous soude dans la charité à travers les trois liens de la communion que sont la sainte doctrine : nous professons la même foi, la sainte hiérarchie : nous avons les mêmes pasteurs, et la sainte liturgie : nous pratiquons les mêmes sacrements en confessant un seul baptême pour la rémission des péchés.
C’est ainsi qu’il faut avoir un profond respect pour les lieux sacrés, une crainte révérencielle pour eux, car à ce respect et à cette crainte pieuse répond notre appartenance à toute l’Église. Nous avons, en réalité, la même considération pour notre appartenance à l’Église dont nous sommes chacun à notre place des membres que celle que nous avons pour cette belle église dans laquelle nous nous trouvons. Les deux sont inséparables.
Ézékiel vit jaillir du Temple l’eau vivifiante du salut. Cette eau qui donne la vie de Dieu, c’est la grâce, jaillissant du cœur transpercé du Christ, et coulant encore et encore, irriguant l’Église par les sacrements que l’on célèbre en ces lieux. L’eau de la vision d’Ézékiel coule dans la vallée du Jourdain, qui marque les confins de la terre des juifs, puis se mêle aux eaux amères de la mer morte qu’elle assainit ; de la même façon, mystiquement, le salut révélé à Israël passe aux nations païennes pour qu’elles connaissent le vrai Dieu ; de la même façon encore, la grâce qui jaillit sur l’autel, au cœur de se sanctuaire, s’écoule vers les fidèles et, par eux, vivifie le monde qui meurt actuellement de l’amertume son péché.
Et bien de la même façon, la foi fut transmise à l’occident par un charisme dont Rome fut et est encore le réceptacle. En faisant ce dimanche mémoire de ce 9 novembre 324, quand le pape Sylvestre Ier mis à part un édifice pour qu’il serve, pour la première fois en occident, de lieu uniquement voué à rendre gloire à Dieu, nous sommes invités à nous souvenir que, nous-mêmes, avons été mis à part. Mis à part par notre baptême, mis à part du monde, mis à part pour hériter avec le Christ des promesses de la vie éternelle et entrer dans la multitude que contempla saint Jean dans une vision, dont nous avons lu le récit, dans le livre de l’Apocalypse, le jour de la Toussaint. La dédicace des églises nous rappelle que tout ne se vaut pas, que la logique du monde ne prévaut pas partout, mais qu’il y a dans le monde des lieux sacrés, une autre espèce de terre sainte, sainte car véritablement foulée par le Christ, qui est véritablement à l’œuvre dans le culte que rend à Dieu l’Église, dans chaque église. La consécration des lieux, de certains objets, mais aussi des personnes – les prêtres, les religieux – sont des signes d’espérance ! Espérance dans le fait que le monde présent n’est pas tout. Espérance qui vient adoucir l’amertume du monde, par la promesse d’un bonheur sans fin.
Amen.
