C’est par un appel déchirant que s’ouvrent les lectures offertes à notre méditation ce dimanche : « combien de temps, Seigneur, vais-je appeler ; combien de temps vais-je crier vers toi sans que tu entendes ? Combien de temps vais-je rester empêtré dans le mal et la misère ? ». Le prophète Habacuc, qui s’adresse ainsi à Dieu, a vécu au début du VIe siècle avant Jésus-Christ, au temps de la conquête de Jérusalem par les assyriens, puis de la déportation des juifs vers Babylone, d’où le pillage et la violence, la dispute et la discorde qui se déchaînent, selon les propres mots du prophète. Cette plainte qu’il fait monter vers Dieu pourrait toutefois aussi être la nôtre : jusqu’à quand, Seigneur, vas-tu permettre que le mal prospère dans le monde ? Combien de victoires le péché doit-il encore remporter avant que tu ne nous en délivres enfin ?
Le cri que lance Habacuc vers Dieu est presque une invective, presque un blasphème, comme s’il disait au Seigneur : « bouge-toi, par pitié ! » ; c’est un appel qui contient, en lui-même, un germe de révolte. Le mal, en effet, nous révolte, et il peut nous faire nous révolter contre Dieu. « Si Dieu existe, pourquoi y a-t-il tant de souffrance dans le monde ? S’il est bon, pourquoi permet-il le mal ? » ; c’est une question que nous entendons souvent poser de la part des gens qui nous entourent : les incroyants trouvent là le motif de persévérer dans leur conviction, les croyants y trouvent une frustration insurmontable. Le mal est un scandale, il ne peut que susciter la révolte ; et le silence de Dieu plus encore. Le scandale, étymologiquement, d’après la racine grecque du mot, c’est une pierre d’achoppement, c’est ce que heurte notre pied sur le chemin, c’est ce qui nous fait perdre l’équilibre et tomber. Face au scandale de la soudaineté et de l’absurdité du mal, on cherche à rattraper les choses comme on peut, on tente de les justifier, mais ça n’est généralement pas très convaincant ; il n’y a aucune bonne raison au mal, à l’injustice ni à la souffrance.
Dieu répond à cette plainte, mais il ne répond pas sur le terrain où on le veut emmener ; au scandale du mal, il répond : « le juste vivra par sa fidélité », « il sera sauvé par la foi ». Face au mal qui nous assaille, Dieu répond qu’il faut croire en lui, et cette réponse aurait presque de quoi nous révolter davantage ! « Je ne demande qu’à croire en toi ! », aurait-pu rétorquer Habacuc, « encore faudrait-il que tu m’aides un peu ! ».
« Celui qui est insolent n’a pas l’âme droite », ajoute encore le Seigneur. Celui qui est insolent, c’est celui qui parle sans considération pour la dignité de celui à qui il s’adresse. Or, c’est précisément ce que nous faisons lorsque nous demandons à Dieu de se justifier, comme si notre intelligence était en mesure de comprendre ses raisons, et qu’il y avait une mesure commune entre la créature et le Créateur. « Seigneur – disions-nous dans l’antienne d’ouverture – tout est soumis à ta volonté, personne ne peut s’opposer à toi, car c’est toi qui as fait le ciel et la terre, et toutes les merveilles qui sont sous le ciel ».
Dans l’évangile, à la demande des disciples de faire grandir leur foi, la réponse de Jésus sonne comme un encouragement, mais aussi comme un reproche. On le comprend bien à la lecture de la suite du texte : « vous êtes des serviteurs – dit-il – je ne vous dois rien, je n’ai pas de compte à vous rendre ». Pourtant, dans la prière d’ouverture, nous confessions que toi, « Dieu tout-puissant, dans ta tendresse, tu combles ceux qui t’implorent bien au-delà de leurs mérites et de leurs désirs ». Alors comment le comprendre ?
C’est que souvent, nous voyons la foi comme un moyen de faciliter la vie présente : ainsi, Habacuc demande la paix pour le monde de son époque, et les disciples de Jésus demandent la paix de leur esprit par une foi forte. Mais la foi, ce n’est pas ça, c’est ce que rappelle saint Paul à Timothée : « n’aie pas honte de moi, qui suis prisonnier », dit-il, comme s’il disait : « ne considère pas que l’injustice dont je suis manifestement victime puisse atténuer la force de ta prédication » ; « mais avec la force de Dieu – ajoute-t-il – prends ta part des souffrances liées à l’annonce de l’évangile ». La foi, c’est croire à la vérité de l’évangile dans l’obscurité de ce monde : la foi ne permet donc pas de mettre fin à la déchéance du péché qui règne dans le monde, mais elle nous fait connaître que ce règne a une fin, qu’il est borné par le règne de Dieu. Dans le mystère de la croix, nous avons appris que la souffrance n’est pas un signe de réprobation. Nous savons que Dieu manifestera un jour sa puissance et mettra fin au pouvoir du mal en remportant sur lui une victoire définitive et éclatante, mais nous savons aussi que cet évènement unique et crucial signera la fin de ce monde.
La vie présente n’est pas tout ce que nous avons : chrétiens, nous avons reçu la promesse de la vie éternelle. La vie présente est là pour nous préparer à recevoir le don de l’amour infini, c’est le sens du message de la petite Thérèse, que nous avons fêtée la semaine passée. Or, il n’y a pas d’amour qui ne soit pas libre. Nous sommes libres d’aimer Dieu à la suite de Jésus, ou nous sommes libres de nous rebeller, et de faire le mal, contre Dieu, contre nos frères et contre nous-mêmes. Dieu n’est pas une sorte de justicier capé et masqué qui viendrait confondre les méchants et relever les bons ; il est celui qui est venu pauvre dans le monde et s’est laissé clouer sur une croix, pour que nous apprenions que l’amour véritable consiste non pas à se préserver soi-même mais à s’offrir. Ainsi Dieu ne prend pas parti pour les uns contre les autres, ses voies sont au-delà de nos clivages ; il ne sépare pas en cette vie les bons des méchants, le bon grain de l’ivraie, mais il laisse croître et se développer l’un et l’autre. Il ne se met pas entre eux, mais exhorte les bons à croire en lui en les mettant à l’épreuve, afin d’affermir leur amour, en même temps qu’il patiente envers les méchants afin qu’ils puissent se convertir et vivre eux aussi pour l’aimer. Voilà quelles sont, en cette vie, les victoires de Dieu sur le mal : la persévérance des justes et la conversion des pécheurs ; victoires mystérieuse de la grâce à l’œuvre dans le silence.
La foi n’est donc pas une réponse facile que l’on avance pour se rassurer ; elle est, au contraire, la réponse la plus audacieuse qui soit au scandale et à l’absurdité du mal. Le silence de Dieu, que nous pouvons parfois ressentir, est en réalité une éducation à l’amour, à l’amour véritable car désintéressé. La foi vient combler ce silence, qui n’a qu’un temps, comme le dit Dieu à Habacuc : la foi tend vers son accomplissement, vers le jour de la manifestation glorieuse de Dieu à toutes les nations, qui, enfin, chanteront alors ces paroles que nous avons déjà prononcées tout à l’heure : « venez, crions de joie pour le Seigneur, allons jusqu’à lui et acclamons-le ».
Amen.