L’un de mes auteurs spirituels favori : Coco Chanel, disait que ce qui rend les gens malheureux, c’est qu’ils ne savent renoncer à rien. Au-delà de cet aphorisme quelque peu provocateur, venant d’une des femmes les plus riches de son temps, il y a néanmoins quelque chose de très vrai.
On se représente souvent, en effet, le bonheur comme un état dans lequel nous serions comblés, dans lequel il ne nous manquerait rien. Mais cette représentation a-t-elle réellement une consistance, ou bien ne serait-elle pas un mirage ? Quelle est cette abondance que l’on désire tant ?
Est-ce l’abondance des richesses ? C’était le rêve du roi Midas, à qui le satyre Silène accorda le don pervers de changer en or tout ce qu’il touchait. Midas finit par s’apercevoir qu’il ne pouvait plus serrer ses proches dans ses bras sans les changer eux-mêmes en statues d’or, froides comme la mort. Lui qui voulait tout posséder se trouva finalement privé de l’essentiel.
Serait-ce alors l’abondance des plaisirs ? C’est le fantasme d’Obélix. Dans « Astérix chez Cléopâtre », nous le voyons rêver de nager dans un bassin rempli de cervoise tandis que des sangliers rôtis dansent autour de lui ; dans le vieux dessin animé des années 1970 « Les douze travaux d’Astérix », il pousse au désespoir un restaurateur belge après avoir englouti le gargantuesque repas que ce dernier lui avait servi, réclamant encore la suite. Le glouton n’est jamais rassasié.
Serait-ce alors le foisonnement des connaissances qui nous comblerait ? C’était l’illusion dont se berça Faust, tel que le dépeint Goethe. Lui qui, à ses dires, savait tout de la philosophie, du droit, de la médecine et de la théologie, lui qui était « plus instruit que tout ce qu’il y a de docteurs, de maîtres, d’écrivains et de moines », dit Goethe, fut tenté de se tourner vers l’ésotérisme pour accroître encore son savoir et tromper son ennui. Lui, le plus instruit des hommes, se laisse berner par les mensonges de Méphistophélès.
L’idée selon laquelle il existerait un bonheur terrestre reposant sur la jouissance des biens de ce monde est, en effet, un mensonge du diable. Mensonge originel fait à nos premiers parents, selon lequel ils seraient « comme des dieux » s’ils s’emparaient de la seule chose sur Terre qui ne leur appartenait pas ; triple mensonge sous-jacent des trois tentations de Jésus au désert, comme le rappela le Cardinal Sarah dans la magnifique homélie qu’il fit la semaine dernière à Auray, en tant que légat pontifical pour la célébration du quatrième centenaire de l’apparition de sainte Anne à Yvon Nicolazic. Mensonge dont aussi bien saint Thomas d’Aquin qu’Emmanuel Kant, chacun avec leur style, ont démontré philosophiquement l’illusion.
Et ce qui est vrai pour le bonheur terrestre l’est aussi pour l’idée que nous nous faisons du Paradis, que l’on se représente souvent, dans différentes religions, comme un lieu d’abondance calqué sur des plaisirs terrestres qui seraient multipliés à l’infini. Cela est aussi un mensonge et une illusion.
« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité », tout est vain. Quoique l’on accumule en ce monde, poursuit-il, il faudra le laisser un jour et s’en passer : « un homme s’est donné de la peine, il s’est avisé, il s’y connaissait, il a réussi, et voilà qu’il doit laisser ce qu’il avait gagné ». Le psalmiste lui fait écho lorsqu’il chante que la prospérité en cette vie est « une herbe changeante, qui fleurit le matin mais se fane et est desséchée dès le soir ».
« Frères – exhorte saint Paul – recherchez les réalités d’en haut, car c’est là qu’est le Christ ». Si l’on y regarde bien, dans toutes les idées que l’on se fait du bonheur, et dont nous avons rapidement balayé les différentes espèces, il y a une constante : c’est que nous nous y représentons toujours au centre, comme si tout était ordonné à nous, que ce soit par la satisfaction de nos yeux, de notre chair ou de notre esprit, par « la débauche, l’impureté, la passion, les désirs mauvais ou la soif de posséder », continue saint Paul, qui nous invite, au contraire, « à faire mourir en nous ce qui n’appartient qu’à la terre ».
Et cela est important à comprendre à l’heure où, même dans l’Église, se répand une sorte de « théologie de la prospérité », venue des courants protestants, selon laquelle le signe de la grâce de Dieu, le signe de l’amour de Jésus pour nous, se manifesterait dans des signes extérieurs : richesses, dons spirituels ou quels qu’ils soient. Une telle conception, en réalité, ne résiste pas à la lecture des évangiles.
Dans les évangiles, nous voyons, en effet, le grand prêtre Caïphe prophétiser, c’est-à-dire annoncer une vérité inspirée par Dieu, alors qu’il est en train, pourtant, de commettre le pire des crimes : livrer à la mort le Fils de Dieu venu nous rendre la vie. Dire une vérité au sujet de Dieu n’est pas un signe de sainteté. Dans l’évangile, on voit Jésus s’abandonner à ses bourreaux, jusqu’à se laisser passer pour être abandonné de Dieu, lui qui, pourtant, vivait dans le bonheur impérissable de la vision béatifique. Du haut de la Croix, Jésus était parfaitement heureux ; rayonnait-il pour autant de joie ? Ça c’est autre chose. C’est pourtant du haut de la Croix qu’il « attire à lui tous les hommes », selon sa propre parole rapportée par saint Jean, et c’est pourquoi la Croix est le seul signe du salut.
Dans l’évangile, on voit encore saint Pierre, alors que la plupart des disciples se détournaient du maître, car son enseignement devenait trop radical pour eux, confesser avec une foi fulgurante : « à qui irions-nous, Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle » ; c’est comme s’il disait : « oui, te suivre est une épreuve, je ne le nie pas, mais c’est pourtant là qu’il nous faut être car il n’y a pas d’autre chemin ». Dans les moments critiques, là où s’annonce et se réalise le salut, Jésus se retrouvait souvent seul. Rassembler les foules n’est pas non plus un signe certain de la grâce. Jésus n’est pas venu nous apporter la prospérité en ce monde, mais nous inviter à marcher vers le Royaume des cieux.
Le Seigneur a les paroles de la vie éternelle, et c’est pour cela que nous le suivons. Nous suivons Jésus parce que nous sommes saisis par la foi et transportés par elle, non parce que nous sommes avides de signes miraculeux exaltants, comme l’était Simon le magicien dans le livre des Actes des Apôtres, qui voulut acheter à prix d’or à Philippe la faculté de donner l’Esprit-saint ; en réalité : il ne voulait pas l’Esprit-saint, mais la manifestation sensible qu’il permettait alors, afin de pouvoir s’enrichir à son tour. Il n’est pas illégitime de demander à Dieu des miracles, des guérisons, des conversions ; au contraire, nous devons le prier de nous donner ce dont nous avons besoin. Mais il ne faut pas en déduire que si nos prières ne sont pas exaucées comme nous le demandons, c’est parce que Dieu se serait détourné de nous.
Car le corolaire de cette pastorale criminelle qui découle de la théologie de la prospérité, c’est de faire croire que la grâce ne se manifeste que de façon sensible ; cela revient à faire croire aux affligés que Dieu ne les aime pas, puisqu’il ne se manifeste pas à eux. Cela revient à faire croire à ceux qui souffrent que Dieu ne les entend pas ; à faire croire à ceux qui sont dans l’épreuve que Dieu les abandonne. Au contraire, c’est précisément pour eux, qui peinent, que Dieu s’est fait homme ; non pour abolir toute épreuve, mais pour que, nos épreuves étant unies à sa Croix, nous ayons part à sa résurrection. C’est précisément ce qu’explique saint Paul aux Colossiens, dans l’extrait de sa lettre que nous avons lu.
Les signes miraculeux que Dieu donne ne sont pas avant tout des dons personnels, sans quoi Dieu serait injuste de favoriser les uns au détriment des autres. Au contraire, il s’est livré pour la multitude, pour que tous, nous ayons la vie en son nom. Les signes miraculeux qu’il donne à quelques-uns sont donnés en réalité pour toute l’Église. Tous, nous sommes bénéficiaires des miracles. Quand un aveugle voit à nouveau, c’est tout l’Église qui voit la puissance de Dieu ; quand un paralysé se met à marcher, c’est toute l’Église qui trouve un élan nouveau pour marcher à la suite du Christ. C’est ainsi que les miracles produisent réellement leur effet.
Ceux qui sont l’objet des miracles ne sont pas spécialement favorisés, ils ne peuvent en rien en tirer de fierté. D’ailleurs, il y a un trait commun à tous les saints qui furent favorisés de grandes grâces évidemment miraculeuses : tous étaient extrêmement rétifs à en parler ouvertement. Saint Paul, notamment, transporté dans les demeures célestes, confessait : « je connais un homme – il ne dit pas “c’est moi” – je connais un homme qui fut transporté jusqu’au ciel ; était-ce dans son corps ou hors de son corps ? Je ne sais pas, Dieu le sait ».
« Je ne sais pas, Dieu le sait ». Bernadette Soubirous à Lourdes, les enfants de La Salette, de Fatima et de Pontmain, ont déclaré n’avoir seulement vu « qu’une dame ». Le livre des Rois raconte l’exil du prophète Élie dans le désert du Sinaï, jusqu’à l’Horeb : « il y eut un ouragan qui fendait les montagnes – raconte l’écrivain sacré – mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; il y eut un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu. Et après ce feu, il y eut le murmure d’une brise légère. Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau et se tint à l’entrée de la caverne. Alors il entendit une voix ». Dieu vient dans le murmure.
Gardez-vous du sensationnalisme spirituel, du spectacle et de la surenchère ; « gardez-vous bien de toute avidité – dit Jésus dans l’évangile que nous lisons ce dimanche – votre vie, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce que vous possédez » ; elle ne dépend pas de notre prospérité. Notre vie heureuse dans l’éternité ne dépend que de Dieu.
Alors que nous cherchons ce qui nous rendrait heureux, ce qui nous manque actuellement, peut-être devrions-nous plutôt nous demander ce que nous avons déjà et qui met un frein à notre bonheur, et si le bonheur ne résiderait pas dans le « moins » plutôt que dans le « plus » ; si, au lieu de le chercher autour de nous dans une quête effrénée, il ne serait pas à trouver dans le secret de notre âme. C’est là le sens de la béatitude des pauvres, dans le verset que nous avons chanté avec l’alléluia.
Qu’y a-t-il qui vienne se mettre entre Dieu et moi ? À qui ou à quoi vais-je, qui m’entraîne loin de lui ? Même au sujet des choses de Dieu, nous sommes souvent dans une quête d’accumulation et de satisfaction, plutôt que de contemplation.
« Gardons-nous de toute avidité », dit Jésus. À celui qui a beaucoup, il manquera toujours. À celui qui sait se priver, il ne manquera jamais rien. C’est pourquoi l’acte principal de notre relation à Dieu, c’est le sacrifice : sacrifice de notre temps et de nos biens, jusque parfois dans ce qui n’est pas superflu, à l’exemple de la veuve dont parle saint Marc et dont le Seigneur fit l’éloge ; sacrifice de notre propre vie pour chercher Dieu et pour lui rendre gloire. Sacrifice eucharistique, banquet sacré auquel nous prenons part chacun selon notre condition et dans lequel nous faisons mémoire de la Passion du Christ et récoltons avec sa grâce et son être-même, la promesse de la béatitude. C’est là le seul signe dont nous avons besoin, signe expressif dans la foi et non par les ressorts de ce monde.
C’est justement la prière que nous ferons dans un instant, au moment d’offrir les oblats déposés sur l’autel : « accepte, Seigneur, le sacrifice spirituel que nous t’offrons, et fais de nous-mêmes une éternelle offrande pour toi », toi qui es le seul vrai bien, toi qui es la quête de notre vie et dont le regard est son bonheur ; toi qui, comme le disait Thérèse d’Ávila, « seul suffit ».
Amen.