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Homélie pour le 14e dimanche "per annum" (C)

 Voilà que nous nous retrouvons en vert pour la première fois depuis l’hiver dernier : les solennités de ces dernières semaines ayant prévalu sur les dimanches du temps ordinaire, ce temps qui correspond, dans l’année liturgique, au temps de notre propre vie.

Le cycle des mystères du Seigneur, de son attente pendant le temps de l’avent, de sa naissance pendant le temps de la nativité, de son ministère et de sa passion pendant le temps du carême, de sa résurrection et de son ascension pendant le temps pascal, font revivre dans notre mémoire le mystère de Dieu qui se donne à nous.

Le temps « per annum », le temps du reste de l’année, le temps ordinaire, lui, correspond à notre réponse au don de Dieu, à notre retour à lui, c’est-à-dire au mystère de notre sanctification. Quand nous recevons une invitation d’un grand ami, ou de quelqu’un de très important, nous ressentons à la fois de la fierté et de la joie : la joie de se savoir impliqué dans la vie de cette personne que, pour une raison ou une autre, nous estimons ; la joie de savoir que l’on compte pour lui. Dieu nous invite à partager sa vie : c’est ça, la sainteté. La joie est donc le corolaire de notre marche vers la sainteté, qui doit être le but de notre vie, et c’est justement de la joie chrétienne véritable que parlent les textes que nous lisons ce dimanche.

« Réjouissez-vous avec Jérusalem – lance le prophète Isaïe – exultez en elle, soyez plein d’allégresse ». Il ne dit pas simplement de nous réjouir, mais de nous réjouir « avec Jérusalem ». Jérusalem, ici, c’est l’Église, figure de la Cité de Dieu, la Jérusalem céleste. Pourquoi se réjouir avec l’Église ? Pourquoi ne pas dire à ceux qui pleurent de se réjouir simplement ? Pourquoi avec l’Église ? C’est, bien sûr, qu’il y a une joie propre au fait d’être membre de l’Église, d’être chrétien.

Il y a une joie dans les plaisirs de la vie : passer du temps avec les gens qu’on aime, faire un bon repas, jouer avec ses amis, etc. Mais il y a aussi une joie dans les choses morales, comme le fait de se savoir honnête. Même parfois au prix de certaines peines, c’est ainsi qu’on éprouve de la fierté à vivre de son travail même si c’est de peu, alors qu’on serait honteux à vivre dans l’opulence s’il fallait pour cela être un criminel. La conscience droite nous fait préférer les joies de l’esprit à celles du corps, et cela nous montre qu’il y a une hiérarchie dans les différentes joies : toutes ne se valent pas. « Le vin et la musique réjouissent le cœur – dit le livre de l’ecclésiastique – mais plus encore l’amour de la sagesse ». Non seulement la sagesse, mais même l’amour de la sagesse. Il n’est pas nécessaire de posséder parfaitement les biens les plus élevés pour jouir de la joie qu’ils donnent, tourner notre cœur vers eux nous en fait déjà profiter.

Or, rien n’est plus haut que celui qu’on appelle le Très-Haut, évidemment : « toute la terre se prosterne devant Dieu », chante le psalmiste. C’est donc dans la contemplation des choses de Dieu que se trouvent les plus grandes joies, qui surpassent toutes les autres, qui les dépassent en intensité. Mais plus encore : les joies qui touchent les choses de Dieu sont d’une autre nature que celles de ce monde, c’est pourquoi le monde ne peut ni les comprendre, ni les ravir.

Car les joies du monde, en effet, consistent à oublier la mort. Le monde est tragique : il sait qu’il a une fin, il veut juste ne pas y penser. Et c’est pourquoi les joies du monde sont incapables de consoler ceux pour qui la mort et la souffrance sont inévitables car omniprésentes. Le chrétien n’est pas tragique, lui, il est animé par l’espérance : il sait que ce monde a une fin, mais il sait que, à la suite du Christ, la mort est un passage vers la vie éternelle. Voilà pourquoi la joie chrétienne est la seule capable de consoler les affligés. « La croix de notre Seigneur Jésus Christ reste ma seule fierté », s’exclame audacieusement saint Paul. Si nous sommes fiers de cet instrument de souffrance qu’est la croix – et c’est une folie pour le monde – c’est parce que nous savons que le Christ en a fait l’instrument du salut. Par son sacrifice, il nous a ouvert les portes de la vie. La vie dans le Christ n’est pas absurde, elle a un sens : celui d’une marche vers l’éternité bienheureuse.

« Venez et voyez les hauts faits de Dieu », chante encore le psalmiste. Qu’a-t-il fait ? « Il changea la mer en terre ferme, il nous a fait passer le fleuve à pieds secs ». Au sens littéral, le psalmiste désigne la traversée de la mer rouge et du Jourdain, pour passer de l’Égypte et du désert à la terre promise de Canaan, où coule le lait et le miel. Au sens spirituel, il désigne notre propre exode, depuis la vie de péché, à travers le désert des efforts de notre sanctification, dans lequel nous sommes abreuvés de la grâce, vers le Paradis. « De là cette joie qu’il nous donne », poursuit le psalmiste. Les hauts-faits de Dieu, c’est notre salut à tous, c’est d’avoir fait de nous la « création nouvelle » dont parle saint Paul aux Galates : d’une créature qui vivait dans le péché, il a fait un héritier du Royaume des cieux.

« Voici que je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions – dit Jésus aux soixante-douze disciples choisis – mais ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ». La joie ne consiste pas à se regarder soi-même, même lorsque nous agissons bien. Elle consiste tout d’abord dans cette certitude que nos « noms se trouvent inscrits dans les cieux », c’est-à-dire que nous sommes héritiers des promesses du ciel. Notre vie présente est, d’une façon ou d’une autre, marquée par la croix, car le mal qu’il y a dans le monde est une réalité, qu’on veuille le voir ou non. C’est pourquoi le fait que la vie présente ait une fin est une bonne nouvelle, cela veut dire que le mal lui aussi a une fin ; ça ne veut pas dire que ce n’est pas une épreuve. Nous ne sommes pas sur terre pour jouir de ce monde indéfiniment, nous sommes là pour nous préparer, avec la grâce de Dieu, à entrer dans le Royaume des cieux. Et c’est cela qui fait notre joie de chrétiens.

Il n’y a pas de joie authentiquement chrétienne qui ne procède pas d’une vue au-delà des apparences de ce monde, d’une vue vers les mystères de la vie éternelle. « Comme un enfant que sa mère console, ainsi je vous consolerai et votre cœur sera dans l’allégresse », dit le Seigneur sous la plume d’Isaïe. « Je vous consolerai », dit-il, mais il console déjà ceux qui le cherchent, ceux qui cherchent à le laisser éclairer de sa lumière la double obscurité dans laquelle nous sommes nés : celle du péché et celle de l’ignorance.

Quelle merveilleuse relation que celle que Dieu nous donne d’avoir avec lui ! Quand nous voulons scruter un objet, nous le plaçons sous la lumière ; quand nous tournons nos regards vers Dieu, c’est lui qui nous illumine, qui nous donne les lumières dont nous avons besoin pour le découvrir, le connaître, l’aimer et renvoyer autour de nous un peu de cette clarté. Croyant toucher le mystère de Dieu, c’est en réalité lui qui nous touche, lui qui nous possède et fait de notre âme sa demeure et son temple.

C’est pourquoi la joie chrétienne, contrairement à la joie du monde, se conserve dans les échecs, les épreuves, les souffrances : elle ne repose pas sur nos dispositions, mais sur la puissance de Dieu. Elle ne repose pas sur les biens de ce monde, mais sur la foi d’être enfant de Dieu et l’espérance d’être sauve.

« La joie est le secret du chrétien », disait l’écrivain anglais Chesterton. Un secret qui n’est pourtant pas caché, mais qui n’est simplement pas compris. Car c’est un secret qui ne se révèle qu’à ceux qui savent chercher dans l’intimité de leur cœur les merveilles de la réalisation des promesses de Dieu.

Amen.