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Homélie pour le 6e dimanche de Pâques (C)

 Le jour de sa résurrection, le Christ était apparu à ses apôtres réunis au cénacle en disant ses paroles : « la paix soit avec vous ». Ce dimanche, dans le passage de l’évangile que la sainte liturgie nous offre, Jésus nous adresse encore ces paroles : « je vous laisse la paix – dit-il – je vous donne ma paix ». La paix semble, dès lors, être un corollaire de la présence de Dieu et, tandis qu’avec la solennité de l’Ascension qui approche nous sommes invités à méditer sur la façon dont le seigneur monté au ciel nous demeure désormais présent, il convient encore que nous comprenions de quelle façon la paix du Christ s’enracine en nous.

Il est vain, disait le philosophe et paysan Gustave Thibon, de chercher à bâtir des ponts pour relier les hommes entre eux, c’est-à-dire de chercher ce qui nous lie directement les uns aux autres. Cela est vain car, entre nous, il y a cette différence fondamentale : chacun de nous est un individu irréductible l’un à l’autre, et la nature humaine que nous partageons, blessée par le péché, constitue plutôt un facteur de concurrence et de division que d’unité. Chacun, en effet, défend avec son amour-propre ses intérêts ; nous ne sommes que peu souvent parfaitement désintéressé. Un des effets principaux du péché, c’est la division. Le père du péché et du mensonge est aussi le diviseur par excellence, et c’est justement son nom : le διά-βολος, étymologiquement en grec : celui qui sépare ou déchire, le diable. Le péché qui affecte notre nature a tendance à nous séparer, à nous éloigner les uns des autres. Et notre nature en est entachée ; ce n’est donc pas d’elle que peut venir la réconciliation entre les hommes. C’est pourquoi, poursuivait Thibon, l’unité entre les hommes se battit plutôt avec des échelles et des échafaudages, comme ceux des bâtisseurs des tours des cathédrales, véritables flèches pointées vers le ciel.

Car ce qui nous rassemble tous, en réalité, ce n’est pas la boue dont nous avons été tirés, c’est la grâce que Dieu a insufflée en chacun de nous ; ce qui nous lie les uns aux autres, c’est d’avoir été créés par Dieu, et encore rachetés, régénérés et adoptés par le Père dans le baptême, et rendus, par les mérites du Fils, cohéritiers des promesses de la vie éternelle. L’unité entre les hommes ne peut se faire que par le haut, par la verticalité, et non l’horizontalité. Ce qui nous unit les uns aux autres, ce n’est pas de naître libres et égaux en droits, mais c’est d’être tous des enfants de Dieu, quelle que soit notre condition par ailleurs.

La paix est l’effet de la communion. Dans son homélie pour la messe d’ouverture du dernier conclave, le Cardinal Re, doyen du Sacré-collège, qui présidait la célébration, l’a bien rappelé : l’unité est un enjeu de communion et non d’uniformité.  Il est normal qu’il y ait des gens différents autour de nous, des gens qui ne nous ressemblent pas et qui ne pensent pas comme nous. Comment rendre possible la communion dans la diversité ?

La communion se réalise dans trois aspects. Il y a, tout d’abord, celui de la foi, c’est-à-dire que l’on croit tous la même chose, que nous profession la même doctrine. Il y a ensuite celui de la hiérarchie, qui se réalise en respectant un ordre entre nous, chacun selon son état. Et il y a le lien de la pratique sacramentelle, et c’est celui-là que nous proclamons lorsque nous disons : « je confesse un seul baptême ». Il y a une seule foi et un seul baptême car il n’y a qu’un seul Seigneur, Dieu et maître de toute chose. On ne peut nier un seul de ces facteurs de communion sans porter atteinte aux autres. Et c’est de ces trois éléments que parlent les lectures de ce dimanche. 

Dans le livre des Actes des apôtres nous voyons les disciples de Jésus face au problème suivant : « des gens – écrit l’auteur du livre des Actes – venus de Judée à Antioche, enseignaient les frères » en leur disant qu’il fallait pratiquer la loi de Moïse pour être disciples du Christ. Or, c’est faux, puisque la loi de Moïse était là pour permettre l’avènement de Jésus ; elle a donc été accomplie – non abolie – par la venue dans le monde du Sauveur ; ne conservent donc en elle un caractère obligatoire que les seuls préceptes qui relèvent de la loi naturelle, à savoir le fait qu’il n’y a qu’un seul Dieu – c’est pourquoi il faut s’abstenir de consommer des viandes offertes aux idoles – et que la famille est fondée sur l’union indissoluble d’un homme et d’une femme – c’est pourquoi il faut s’abstenir des autres genres d’unions. « Vous agirez bien si vous vous gardez de tout cela – poursuivent les apôtres, qui ajoutent encore : bon courage ! ». Nous les voyons là à la fois affirmer une doctrine et affirmer leur autorité hiérarchique afin de garantir la communion des disciples du Christ.

Dans le livre de l’Apocalypse, saint Jean relate la vision qu’il reçut de la Jérusalem céleste, « qui descendait du ciel » d’auprès de Dieu et « avait en elle la gloire de Dieu ». La cité sainte, rayonnant d’ordre et d’harmonie, est fondée sur les apôtres, dont les noms sont inscrits sur les assises des murailles, et non en haut des tours ; ce qui montre que leur autorité bien réelle et un service rendu pour l’édification de l’Église toute entière, comme l’a souvent rappelé le pape François, et n’est pas un enjeu de pouvoir pour leur gloire personnelle. 

« Ce n’est pas à la manière du monde que je donne ma paix », dit Jésus ; ce n’est pas à la manière du monde que Jésus nous unit les uns aux autres. Il ne nous unit pas par la force du fer ou de la poudre, ni par les séductions de la gloire mondaine. Il nous unit par la foi en la vérité qu’il a révélée. Il nous unit par la charité qui nous fais respecter l’ordre qu’il a institué entre nous. Il nous unit par l’espérance d’obtenir sa grâce par les moyens qu’il a lui-même établis, et qui sont les sacrements.

Il n’y a pas de paix véritable qui ne se bâtisse sans mettre le Christ au centre de toute chose. Cela est vrai dans l’Église, que ce soit dans nos paroisses, dans nos diocèses, ou même dans l’Église universelle ; cela est vrai dans nos familles, et cela est encore vrai dans la société civile. « Tu gouvernes le monde avec justice, Seigneur – chante le psalmiste – tu gouvernes les peuples avec droiture, sur la terre, tu conduis les nations ». En 1856, l’empereur Napoléon III faisait remarquer à Monseigneur Pie que c’était là des pensées d’un autre temps ; au milieu du XIXe siècle, imaginez ce qu’on dirait aujourd’hui ! L’évêque de Poitiers répliqua : « Le moment n’est pas venu pour Jésus-Christ de régner ? Eh bien ! alors le moment n’est pas venu pour les gouvernements de durer ». Quinze ans plus tard, c’était la défaite de Sedan, la chute de l’empereur, la fin du second empire et l’anarchie sanglante des mouvements communards en France.

Jésus ne nous appelle pas à faire la révolution, mais il nous appelle à devenir saints pour édifier l’Église en vue du Royaume des cieux ; c’était la vision de saint Jean. Si le monde présent se déchristianise, au risque de la perte des âmes, ce n’est peut-être pas que la faute du monde, mais aussi celle des chrétiens. Les chrétiens, en effet, sont appelés à être le ferment qui fait lever toute la pâte vers le ciel. Si le ferment s’épuise, la pâte retombe.

Il y a pour les chrétiens une nécessité à prendre part à la vie de leur pays, selon leurs conditions et des modalités que nos évêques nous rappellent, en ce temps où le parlement s’apprête, une fois de plus, à insulter l’auteur et le maître de toute vie. Mais il y a aussi surtout pour nous une nécessité de conversion, notamment à travers les trois éléments constitutifs de la communion que nous avons développés. Est-ce que je me forme assez à l’intelligence de la foi que j’ai reçue au jour de mon baptême ? Suis-je suffisamment charitable, avec mes frères et avec les pasteurs que Dieu me donne ? Est-ce que ma pratique sacramentelle est suffisamment enraciné dans l’attente de la vie éternelle ?

« La Paix soit avec vous » : c’est à la fois un don et une exhortation. C’est ainsi que s’est ouvert le temps pascal ; c’est ainsi qu’il va vers son achèvement. « La paix soit avec vous », c’est la façon dont l’évêque, déployant la plénitude du sacerdoce, ouvre la messe pontificale. « La paix soit avec vous » ce furent les premières paroles que le pape Léon adressa au monde entier le soir de son élection, et qu’il semble avoir pris déjà coutume de répéter. « La paix soit toujours avec vous », c’est encore ce qu’annonce le prêtre aux fidèles à chaque messe, au moment de la communion, avant la fraction de l’hostie et l’ostension de l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. Offrir la paix, c’est inviter à regarder le Christ qui nous rassemble et nous lie les uns aux autres dans la foi par sa doctrine, dans l’espérance par ses sacrements, dans la charité par la constitution de l’Église. Il n’est de paix durable qui ne vienne du Christ, qui ne vienne de l’autel ; « je vous donne ma paix », dit Jésus : la paix véritable est toujours un don de Dieu. Cultiver la paix entre les gens, c’est donc avant tout cultiver la présence de Dieu dans nos âmes, dans la communion de l’Église.

Amen.