Ceux d’entre nous qui ont suivi le parcours « Credo » cet hiver le savent bien : parmi tout ce que l’on peut dire au sujet d’une chose, c’est sa finalité qui permet de la mieux comprendre. C’est ainsi que nous avions abordé la question de l’identité de Jésus – qui est-il ? – et, pour y répondre, nous avions recherché sa raison d’être – pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Et nous avions trouvé la réponse dans cette parole de la profession de foi, que nous dirons ensemble dans quelques instants : « Jésus-Christ s’est fait homme pour notre salut ». Et l’évangéliste Matthieu précise que le nom de « Jésus », en hébreux, signifie « Dieu sauve ». Jésus est venu dans le monde pour nous sauver ; fondamentalement, il est le Sauveur. C’est ainsi que la finalité des choses éclaire leur essence.
Tandis que nous cheminons en Carême depuis une dizaine de jours, il est peut-être temps de nous demander où nous allons, pour mieux comprendre ce que nous faisons.
On parle beaucoup, en effet, pendant ce temps que nous traversons, de jeûnes, de privations, de sacrifices, d’austérités en tous genres… Dimanche dernier, nous lisions, dans l’évangile, le récit de la vie retirée de Jésus, dans le désert et, dans la semaine, nous avons lu ses enseignements sur le jugement dernier, c’était lundi, sur l’importance de la prière, mardi, sur l’impératif de la conversion, mercredi, sur la charité fraternelle jeudi, sur le châtiment de ceux qui commettent l’injustice, vendredi et, samedi, sur le renoncement à soi-même au point d’aimer ses ennemis. Mais quel est le sens de toutes ces prescriptions ? Sont-elles des fins en elles-mêmes, présentées jours après jours comme sous la forme d’un catalogue ou d’une liste à cocher, ou bien convergent-elles vers autres chose ?
L’évangile que nous lisons ce dimanche, justement, avec le récit de la transfiguration, nous montre par anticipation l’avenir qui nous est promis : la contemplation de la gloire de Dieu. Le Carême n’est pas un exercice ascétique où nous multiplions nos efforts juste pour notre satisfaction, pour que nous puissions nous dire : « je l’ai fait ! ». Les pénitences du Carême, au contraire, nous poussent à nous oublier nous-mêmes, à remettre en question nos habitudes, même bonnes, à nous détourner de nous-mêmes pour chercher Dieu, pour le contempler avec un regard nouveau, pour le redécouvrir transfiguré et nous réchauffer de sa lumière.
Voyez le récit de la Genèse, c’était la première lecture. Abraham contempla l’immensité du ciel et reçut la promesse de Dieu, et il crut. Avec ce passage, c’est la première fois, dans la Bible, que l’on parle de « croire » ; et c’est pourquoi Abraham est appelé « notre père dans la foi », notamment dans la grande prière eucharistique du Canon romain. Et voyez quel est le premier acte de foi qui suit immédiatement : le sacrifice. Le sacrifice est indissociable de la foi. Par le sacrifice, nous adorons Dieu ; en lui consacrant les biens de ce monde, nous reconnaissons qu’il en est l’auteur et qu’il les surpasse tous. Et le sacrifice est agréable à Dieu, la preuve en est que Dieu lui-même envoie un feu pour les consommer.
Mais pour être agréable à Dieu, le sacrifice doit être sincère. Ce n’est pas l’effort en lui-même qui est agréable à Dieu, c’est l’accroissement de notre charité ; c’est la dilatation de notre cœur jusqu’à l’éclatement, comme le Christ sur la croix, sacrifié pour nous, se laissa ouvrir le cœur pour qu’en puissent jaillir le sang et l’eau, et que les pécheurs puissent venir s’y purifier, et s’y abriter. Tous nos sacrifices, que ce soit nos jeûnes, les services que nous rendons, le temps que nous consacrons à la prière, telle ou telle habitude que nous tentons de corriger, tous les sacrifices ne peuvent pas avoir pour fin la fierté de les avoir accomplis, mais de nous avoir rapproché de Dieu, de nous avoir fait grandir dans la charité. Jésus ne s’est pas laissé clouer sur une croix pour épater la galerie – il était plutôt la risée de la plupart des gens qui étaient là – mais pour nous aimer jusqu’au bout ; et nous rendons présents à chaque messe à la fois son sacrifice et son amour. C’est cette même attitude qu’il faut cultiver.
Il y a quelque chose de mystérieux dans le sacrifice. Pourquoi faire pénitence ? Pourquoi la croix ? Il ne faut pas s’en étonner : la croix sera toujours pour le monde un scandale et une folie. Nous sommes face à un mystère, que nous abordons dans l’obscurité de la foi, à l’image des ténèbres épaisses dont parle la Genèse ce dimanche. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un mystère que nous ne pouvons rien comprendre. Dans un couple, par exemple, ou bien entre parents et enfants, ou même entre amis, le sacrifice est la preuve habituelle de l’amour ou de l’affection. On sacrifie une partie de son temps pour se rendre mutuellement service, on sacrifie une partie de son confort ; on sacrifie une partie de ses biens pour se faire des cadeaux, etc.
Qu’est-ce que ça change qu’on le fasse ou non ? Qu’est-ce que ça change à l’affection que je porte à telle ou telle personne que je passe une heure à l’aider, ou que je ne le fasse pas ? On peut se le demander. Notez qu’on peut aussi poser la question inverse : qu’est-ce que ça va changer à ma vie de me priver de télévision ou d’instagram pour une heure alors que ça peut changer beaucoup de choses dans la vie de quelqu’un d’autre d’avoir quelqu’un pour l’aider.
Mais au-delà de cela, il y a la question de la vérité de l’amour. Il n’y a pas d’amour en soi, disait le poète Pierre Reverdy, il n’y a que des preuves d’amour. L’amour n’est pas un sentiment, il est un acte : l’acte rationnel de la volonté qui poursuit le bien que nous reconnaissons par notre intelligence. Et l’acte suprême de l’amour, c’est le sacrifice.
C’est ce que nous a montré Jésus sur la croix. Mais un sacrifice qui n’est pas une fin. Tout voyage s’achève à son arrivée : le mystère de Pâques aboutit, à travers les ténèbres du vendredi saint, à la lumière du dimanche de Pâques. Cependant, on ne peut parvenir au but sans parcourir le chemin.
Après l’annonce de sa Passion à venir, Jésus montre à ses disciples sa gloire afin de les fortifier dans l’épreuve ; de même : le récit évangélique de ce dimanche vient nous ragaillardir dans le chemin du Carême, en même temps qu’il nous éclaire la route : la recherche de la contemplation du mystère de Dieu dans une splendeur toujours nouvelle.
Amen.
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