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Homélie pour le 1er dimanche de Carême (C)

 Chaque année, c’est la même chose. Chaque année, lorsque nous lisons ce récit de la tentation de Jésus au désert, cela me fait le même effet. « Pendant quarante jours – dit l’évangile – Jésus ne mangea rien, et après quarante jours, il eut faim ». Chaque année, je n’en reviens pas !

Une lecture un peu hâtive de ce texte par un esprit nimbé de sagesse mondaine verrait là simplement une exagération ; « C’est impossible mais rien d’étonnant pour un texte oriental de cette époque ! », pourrait-on penser ; et nous évoquerions derechef les six jours de la création du monde, l’âge des patriarches, le nombre des épouses du roi Salomon et de conclure que « heureusement, de nos jours, nous n’en sommes plus à prendre ces récits au pied de la lettre ! ».

Mais en réalité, ces considérations nous feraient passer à côté d’un des grands enseignements de ce texte, qui est une véritable profession de foi christologique, qui donne à comprendre implicitement la double nature humaine et divine de Jésus. Car si le Christ n’avait pas été Dieu, il aurait été tout à fait incapable de jeûner absolument pendant si longtemps ; mais s’il n’avait pas été homme, il n’aurait jamais eu faim. Au cœur de la tension entre ces deux aspects se manifeste le mystère de l’incarnation du Sauveur, de la réalité de sa nature humaine et de sa nature divine.

Et cela nous permet encore de comprendre quelle dignité il y a dans le jeûne, et dans la pénitence en générale, par rapport à notre propre nature humaine. Le Carême est le temps de pénitence par excellence, et il y a trois moyens principaux de pénitence : le jeûne, l’aumône et la prière ; ces moyens, justement parce que ce sont des moyens, ne sont pas des fins : la fin, c’est Dieu. La pénitence est un moyen de revenir à Dieu.

Le jeûne nous invite à nous défaire des biens de notre corps. Ce faisant, cet exercice permet à notre raison de dominer nos passions, de reprendre son emprise sur elles, qui ont souvent tendance à vouloir se rebeller ! En nous privant volontairement de quelque chose qui n’est pas mauvais en soi, nous relativisons la valeur de ce bien, et le mettons en perspective avec le seul vrai bien, qui est Dieu.

De la même façon, l’aumône, consiste à se défaire d’une partie de nos bien matériels pour revenir à Dieu par l’accroissement de notre pratique de la charité. Quant à la prière, et notamment à la prière pénitentielle par excellence, qui est un sacrement à travers lequel nous demandons à Dieu le pardon de nos péchés, et l’obtenons réellement, l’humble abaissement de notre esprit conduit à l’élévation de notre âme.

Et parce que la pénitence a le retour à Dieu pour finalité, elle a quelque chose de très humain. Et ça, c’est très important à comprendre à une époque où on ne saisit plus le sens de la pénitence, en particulier du jeûne. Pourquoi jeûner, entend-on souvent ? Qui n’a jamais mis de côté l’abstinence du vendredi par fierté mondaine, pour ne pas avoir à donner des explications à des collègues ou des amis qui nous invitent ? « Qu’est-ce que ça peut lui faire, à ton Dieu, que tu manges ou que tu ne manges pas ? On n’est plus au Moyen âge ! ».

Nous sommes, en effet, à une époque où la raison s’enorgueillit de sa superbe, mais échoue à comprendre quelle est sa réelle valeur ; elle ne se conçoit que comme une puissance de calcul, concurrencée depuis quelques temps par des intelligences artificielles. Notre intelligence gagnerait pourtant à se penser plutôt comme une puissance de compréhension, de connaissance, et trouverait là son originalité.

Et si l’on regarde ce qui distingue l’homme de l’animal – ou de la machine – on s’aperçoit, en réalité, que les pratiques pénitentielles sont typiquement humaines. Le jeûne est absurde pour un animal, qui n’a d’appétit que celui que lui présente son instinct. Mépriser le jeûne n’est pas l’attitude d’une raison supérieure, c’est au contraire la rébellion d’un être qui n’a pour dieu que son ventre.

Car c’est en comprenant et domptant les passions que la raison acquiert sa grandeur, et peut s’élever vers la connaissance du divin. Le propre de la rationalité, c’est de mettre de l’ordre dans les choses, notamment en mettant à la première place le plus grand des biens, qui est Dieu, en en lui subordonnant tous les autres.

Le jeûne n’est de précepte dans l’Église, à strictement parler, que le Mercredi des cendres et le Vendredi saint, et encore l’Église en dispense-t-elle les enfants et les vieillards. Mais nous sommes tous invités à pratiquer la pénitence pendant ce temps du Carême, car cela manifeste grandement notre dignité humaine, la dignité d’un être rationnel souverain, maître de lui-même et capable de s’élever vers la connaissance de Dieu et vertu de sa ressemblance avec lui.

Amen.



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