Accéder au contenu principal

Homélie pour le 6e dimanche "per annum"

 Malheur aux riches… Malheur à ceux qui sont repus… Malheur à ceux qui rient et à ceux de qui l’on dit du bien… Quel programme ! Ces quelques lignes de l’évangile – parole de Dieu – dont nous venons de faire la lecture, ont de quoi nous surprendre. Comment comprendre le sens de ces malédictions, qui semblent prendre le contrepoint de tout ce qui fait pourtant les petites joies de la vie, il faut bien le dire : une certaine prospérité matérielle, une bonne réputation, etc.

En réalité, il faut plutôt voir là non pas tellement des malédictions, mais plutôt une grande invitation, invitation qui nous est adressée pour méditer sur ce qui doit faire la vraie joie de notre vie.

On peut définir la joie comme une émotion vive et agréable – c’est du moins ainsi que la définit le dictionnaire de l’Académie française. Une émotion, c’est-à-dire – étymologiquement – quelque chose qui nous porte au mouvement, au moins intérieur. Une émotion, c’est une résonnance affective qui nous nous travaille, parfois jusqu’au plus profond de nous-mêmes, soit qu’elle nous bouleverse, soit qu’elle nous tétanise.

Jésus, dans l’évangile, parle abondamment des émotions. Elles sont, en effet, une composante essentielle de notre humanité. Et aujourd’hui encore, pour acclamer la lecture de l’évangile, dans le chant de l’alléluia, nous avons repris cette parole du Christ : « tressaillez de joie ». « Tressaillez de joie », soyez bouleversés de bonheur, laissez-vous emporter. Mais par quoi ? Quelle doit être la cause de notre joie ?

Les bénédictions que nous adresse Jésus, en effet, ont de quoi nous laisser quelque peu circonspects : « heureux les pauvres – dit-il – heureux ceux qui ont faim, qui pleurent, qui sont haïs, exclus ou insultés ». Comment le comprendre ?

C’est saint Paul qui nous donne la clef, quand il dit aux Corinthiens que nous serions « les plus à plaindre de tous les hommes » si nous avions « mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement » ; c’était la deuxième lecture. Et après avoir lu l’évangile, en effet, on comprend bien ce qu’il a voulu dire !

La foi et l’espérance que nous mettons en Jésus n’ont de sens que parce que le « Christ est ressuscité d’entre les morts », ajoute saint Paul. Et, par conséquent, notre attention doit porter ultimement sur la vie à venir, et non sur la vie présente. On comprend mieux, dès lors, le sens des bénédictions et des malédictions que nous avons lues dans l’évangile. Les pauvres ne sont pas heureux de leur pauvreté, ni les riches malheureux de leur prospérité, les affamés ne sont pas heureux de la faim, ni les affligés de la tristesse, etc. Ces états sont, en réalité, des occasions de bonheur ou de malheur, et non des causes. C’est, en effet, souvent dans le manque que nous prenons conscience de notre misère et de notre besoin de recevoir un secours qui n’est pas de ce monde ; de même qu’une trop grande prospérité peut nous faire oublier notre dépendance à la grâce.

Beaucoup, parmi nous ici, ont vécu un chemin de conversion. Même si nous avons été baptisés enfants et avons grandi dans un environnement familial pratiquant, nous avons été amenés à faire nôtre la foi reçue d’une façon ou d’une autre. Et souvent, cela a été possible à l’occasion d’une pauvreté, à l’occasion d’une privation ou d’un échec. Heureux avons-nous donc été de cette faim, de cette tristesse, de ces insultes ; non pas à cause d’elles-mêmes, mais parce que notre misère a été l’occasion d’être touché par la miséricorde du Seigneur.

Mais la réception de cette grâce demande encore certainement à être purifiée. Notre vie spirituelle est, en effet, souvent mêlée à des éléments secondaires qui nous attachent trop au monde présent : nous sommes attachés à nos amis, que nous voyons à la paroisse, nous sommes attachés à nos activités, à ce que nous voyons, à ce que nous disons ou chantons, aux lieux, à nos habitudes, etc. Est-ce là ce qu’il y a de plus important ? Est-ce là que réside toute notre joie ? Est-ce là tout ce qui nous bouleverse ?

Comment ce monde blessé par le péché pourrait faire toute notre joie ? Comment pourrait-il nous contenter ? La conscience du péché, du mal qu’il y a autour de nous et parfois en nous, au contraire, ne peut que faire grandir notre aspiration à la rédemption, brûler de charité pour notre Rédempteur et nous dépouiller de tout ce qui n’est pas lui. Chacun d’entre nous sommes encore certainement attachés à nous-mêmes et pas suffisamment à Jésus, dans ce qu’il a de plus pauvre ; et la preuve nous en est donnée lorsque nous sacrifions notre vie spirituelle – parfois jusqu’au péché – à l’occasion des frustrations de nos habitudes et de nos goûts.

« Maudit soit l’homme qui met sa foi dans ce qui est mortel », lance le prophète Jérémie. Là encore, cette malédiction n’est pas donnée comme un châtiment mais comme un avertissement et une invitation à rechercher le Christ pour lui-seul, qui doit faire toute notre joie au-delà du monde qui passe. Invitation qui doit nous être souvent répétée, car purifier notre intention pour suivre Jésus, ce n’est pas le travail d’un instant mais de toute la vie.

Nous n’avons pas la foi pour être heureux sur cette terre. « Malheur à ceux qui sont comblés en ce monde », dit Jésus. Non pas qu’ils soient perdus, mais parce que leur conversion leur demande beaucoup plus d’efforts. Nous attendons, en effet, le bonheur éternel, qui n’est pas pour cette vie où tout passe : c’est la grande récompense que nous aurons au ciel, à l’invitation de Jésus qui, non seulement s’est fait pauvre et humble pour nous, jusqu’à sacrifier sa vie, mais qui nous invite encore à un dépouillement volontaire. Dépouillement de nos richesses par l’aumône, de notre temps et de notre corps par la pénitence mais aussi par tous les services que nous rendons à nos frères, dépouillement de notre amour propre par la persévérance à le suivre malgré les frustrations et à avoir un regard surnaturel sur toute chose ; dépouillements qui ne sont pas des fins en eux-mêmes mais des occasions de ressembler à Jésus et lui réaménager sans cesse une place dans nos vies.

Amen.