« Épiphanie » est un mot tiré du grec qui signifie « manifestation », nous avons eu l’occasion de méditer sur ce sujet il y a deux semaines déjà, en célébrant la venue des Mages à la crèche, saisis par la lumière du Christ. Avec les Mages, ce sont toutes les nations qui viennent adorer Jésus, comme le rappelle l’antienne d’ouverture de cette messe : « toute la terre se prosterne devant toi, Dieu très haut ».
Mais la manifestation du Sauveur à notre monde ne se résume pas à la venue des Mages à la crèche, elle se déploie autour de deux autres mystères : le mystère du baptême de Jésus, que nous avons célébré la semaine dernière – lorsqu’une voix se fit entendre depuis les cieux sur lui, disant « Toi, tu es mon Fils bien-aimé » – et le mystère des noces de Cana, que nous fêtons ce dimanche. Nous lisons, en effet, à la fin de l’évangile, que Jésus « manifesta [ainsi] sa gloire, et ses disciples crurent en lui ».
Avec le mystère dont nous faisons mémoire ce dimanche s’achève la geste de la manifestation au monde de Jésus, et tandis que les lumières de Noël brillent encore et continuent à nous émerveiller, voilà que nous quittons les vêtements blanc et or des solennités de la Nativité pour revêtir les ornements de couleur verte propres au temps ordinaire.
Nous voilà, en effet, entrés dans le temps « per annum » : le temps que l’on vit dans l’année, quand on ne sait pas très bien quoi dire d’autre du temps présent ; ce temps que nous traversons depuis la fin du cycle de Noël jusqu’au début du Carême, puis de la Pentecôte à la fin de l’année liturgique. Nous saisissons mieux, généralement, la saveur propre aux temps de Noël et de Pâques, précédés de l’Avent et du Carême ; ce sont les temps des mystères de la vie de Jésus, temps de la mémoire de ces épisodes passés qui demeurent d’une importance capitale dans notre vie présente. Mais dans le temps ordinaire, qui semble ne jamais devoir finir quand commencent à passer les dimanches : le dixième, le vingtième, le trentième, … nous avons parfois du mal à saisir une spiritualité propre. Tandis que s’ouvre ce dimanche un nouveau cycle dans l’année liturgique, je voudrais nous inviter à méditer sur l’esprit de ce temps.
Jésus, à Cana, manifeste sa puissance à ses proches en réalisant le premier miracle de sa vie publique. Mais cette lumière qu’il fit alors briller dans le monde, il fallait encore la diffuser, la répandre, la communiquer à toute la terre.
Jésus avait déjà commencé à faire des disciples. Avant de raconter l’épisode des noces de Cana, dont nous venons de faire la lecture, Jean l’évangéliste raconte comment, après le baptême de Jésus dans les eaux du Jourdain par l’autre Jean – le baptiste – André, Pierre, Philippe, Nathanaël et lui-même s’attachèrent à Jésus et commencèrent à le suivre. Dès lors, ils crurent que Jésus était le Christ, le Messie – ces deux mots veulent dire la même chose. À partir du témoignage de Jean Baptiste, les premiers disciples commencèrent à croire que Jésus était le Fils de Dieu. Mais à Cana, dit l’évangile, « ses disciples crurent “en” lui ». Ils ne crurent plus seulement que Jésus était le Messie annoncé par les prophètes, ils crurent « en » Jésus : ils ne crurent plus seulement que Jésus était bien ce qu’il était, mais encore que ce qu’il était, il l’était pour eux, que Jésus était là pour eux. De même que nous, dans la profession de foi que nous dirons ensemble dans quelques instants, nous ne disons pas : « je crois que Dieu existe, je crois que Jésus est le Fils de Dieu », nous dirons : « je crois en Dieu, je crois en Jésus-Christ son Fils unique ».
C’est la foi « en » Dieu qui fut manifestée à Cana, la foi en un Dieu personnel, aux yeux de qui nous avons un prix et qui est là pour nous ; et c’est cette foi que les disciples s’attachèrent dès lors à répandre. L’évangélisation, l’annonce de la Bonne nouvelle, commence à Cana ; la mission des disciples du Christ commence à Cana. Or, la société que forme les disciples rassemblés autour de Jésus, c’est l’Église.
L’Église n’est pas une entité abstraite faite d’une doctrine absconse qui résonne dans des palais glacials ; l’Église, c’est nous. « L’Église – disait Bossuet – c’est Jésus-Christ répandu et communiqué ». L’Église, c’est la demeure de l’Esprit saint, qui continue, à travers les charismes qui nous sont donnés, l’action salvifique du Christ parmi les hommes. C’est ce qu’explique Paul aux Corinthiens – c’était la deuxième lecture. « Les dons de la grâce sont variés – dit-il – mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous ».
Les grâces que nous recevons, les services que nous rendons, les activités que nous faisons, dans leurs diversités mais dans l’unité de l’Église, concourent ensemble à l’annonce de Jésus et au salut des hommes. C’est pourquoi la diversité des ministères et des sensibilités est une bonne chose, car c’est un fruit de l’Esprit, et c’est pourquoi il faut bien se garder de juger ce qu’il y a, dans l’Église, qui échappe à notre sensibilité propre, dès lors que l’appartenance à l’Église est réalisée par les liens de la profession d’une même foi, d’une même pratique et d’une même communion pastorale. L’Église est un mystère et nous ne la comprendrons véritablement qu’au ciel, dans la vision de la gloire du Seigneur que l’Église annonce dès la vie présente : c’est la prophétie d’Isaïe que nous avons lue.
« Pour la cause de Sion – c’est-à-dire de la cité de Dieu –je ne me tairai pas – dit le prophète – et pour Jérusalem je n’aurai de cesse que sa justice ne paraisse dans la clarté, et son salut comme une torche qui brûle. Et – continue-t-il – les nations – c’est-à-dire tous les peuples de la terre – verront ta justice ; tous les rois – ceux qui se croient puissant ici-bas et imposent leurs lois – verront ta gloire. » Cette torche qui brûle, c’est la lumière de la foi, lumière manifestée dans les mystères de l’Épiphanie, qui nous a été confiée au jour de notre baptême lorsqu’on nous remit un cierge allumé au feu du cierge pascal, avec la charge de la faire briller aux yeux du monde.
Le temps qui s’ouvre aujourd’hui, ce temps « ordinaire », que l’on nomme ainsi car on ne sait pas tellement quoi en dire d’autre, c’est précisément le temps de l’Église. C’est le temps de l’accomplissement du mystère de la sanctification du monde, de notre propre sanctification. Les temps de Noël et de Pâques, avec leurs temps préparatoires, sont des temps qui nous renvoient à la mémoire. Nous n’avons pas assisté réellement à la naissance de Jésus, ni à sa mort ou à sa résurrection, nous n’étions pas présents lors de ces évènements historiques qui, par définition, appartiennent au passé et nous sont connus par des récits. Mais le temps « ordinaire », c’est le temps du présent, c’est le temps du mystère que nous vivons actuellement, qui est omniprésent autour de nous ; c’est le temps de la propagation de l’Église et de notre propre sanctification.
La couleur verte, c’est la couleur de la nature vivante, c’est la couleur de l’espérance. Et cette espérance est juste et légitime, car nous savons que nous avons les moyens de notre sanctification. « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » ; de tout l’évangile, c’est le seul commandement que nous laisse Marie. Faites ce que Jésus dit. Or, le commandement de Jésus, aujourd’hui, est celui-ci : « remplissez d’eau les jarres ».
L’eau, c’est l’image de la grâce. Les jarres, en pierre, froides et sèches, ce sont nos âmes avant qu’elles ne connaissent Jésus, ou bien lorsqu’elles ont le malheur de l’oublier. Remplir d’eau les jarres, c’est remplir nos âmes de la grâce, de cette multitude de grâces qui coule abondamment dans l’Église, notamment dans les canaux des sacrements. Et c’est aussi faire des grâces qui nous sont données un merveilleux nectar qui rende gloire à Dieu, afin que, lors de nos propres noces mystiques, à la fin du temps qui nous est donnée ici-bas, le Maître du festin s’en délecte et dise à son Fils que, vraiment, il a gardé le meilleur pour la fin.
Car oui, le meilleur reste à venir ; et le meilleur, c’est le ciel. Le chrétien est animé de cette espérance qui irrigue déjà le monde par l’Église, c’est pourquoi nous devons toujours être optimistes. C’est là que réside la vraie joie chrétienne : non dans une réalité fantasmée où il n’y aurait jamais de problème, mais dans la certitude, donnée par la foi, que tout finira bien car, dans la logique du Christ, le meilleur est gardé – justement – pour la fin.
Le temps ordinaire, qui s’ouvre ce dimanche, nous invite donc à méditer sur cette sublime invitation qui nous est faite à participer au banquet éternel, le banquet des noces de l’Agneau, que nous acclamons à chaque messe au moment de participer à la communion. Comment répondre ? Comment faire de toute ma vie une réponse à l’invitation du Christ à marcher à sa suite et à répandre sa bonne nouvelle ? Comment faire de mon âme la joie de mon Dieu, comme nous y invite Isaïe ? À chacun d’y penser et de trouver une réponse, mais une réponse qui ne sera parfaitement juste que si elle se réalise, d’une façon ou d’une autre, à la suite du Christ, c’est-à-dire dans l’Église, selon la parole que la Vierge Marie nous laissa à Cana.
Amen.