Dans l’une des salles d’apparat du Palais apostolique du Vatican se trouve l’une des œuvres les plus connues de la Renaissance italienne : une fresque monumentale intitulée « L’école d’Athènes », peinte par Raphaël au tout début du XVIe siècle. Le peintre y met en scène les plus grands savants de la Grèce antique au sein d’un temple imaginaire à ciel ouvert. À gauche : Socrate semble en plein débat avec Xénophon. Au bas des marches, Épicure, couronné de feuilles de vigne et appuyé sur le socle d’une colonne, semble prendre des notes, de même que Pythagore, accroupi non loin de là ; et Empédocle en profite pour regarder ce qu’il écrit, par-dessus son épaule. Au premier plan : Héraclite, immobile, médite probablement sur le mouvement. À droite : Archimède semble poursuivre pour l’éternité la leçon de géométrie qu’un soldat romain trop zélé avait eu l’outrecuidance d’interrompre par un coup de glaive dix-sept siècles plus tôt. Au centre de la peinture, marchant vers le spectateur, conversent majestueusement les deux géants de la philosophie antique : Platon et Aristote. Platon, magistral, l’index de la main droite pointé vers le ciel, tient dans l’autre main un livre ; il s’agit de l’un de ses ouvrages, considéré comme son œuvre capitale : le dialogue du Timée.
En grec, « Timée » signifie « honneur ». Pour les grecs, en effet, enivrés de leur propre intelligence, l’amour propre était la valeur suprême. Et beaucoup d’autres encore font de leur amour propre, en effet, une valeur suprême, un horizon indépassable. C’est ce qui arrive lorsqu’on ne connaît pas l’amour de Dieu. On tue pour un regard de travers, ou une remarque mal sentie. Dans le film de Francis Ford Coppola intitulé « Le Parrain », d’après le roman éponyme de Mario Puzo, nous voyons, dans la scène d’ouverture, Don Corleone invoquer ce besoin de « respect », et décider ainsi de la vie et de la mort des uns et des autres. Il n’y a là rien de neuf : Alexandre Dumas, lui aussi, dans « Les Trois mousquetaires », raconte comment, au XVIIe siècle, le jeune et fougueux d’Artagnan, en une seule matinée, se retrouva à devoir affronter trois hommes en duel. Cependant, la réalité vient souvent rattraper la fiction, et l’histoire réelle de la France au XVIIe siècle ne manque pas de le montrer. Au-delà de l’héroïsme et du romantisme de la fiction, la réalité de cette violence, en effet, ce sont des familles décimées et des vies brisées, à cause de l’orgueil de quelques-uns. Dans un amour propre déréglé, toutes les lignes de perspective ne peuvent conduire qu’à la mort.
C’est aussi ce que donne à comprendre le touchant personnage dont parle l’évangile ce dimanche. Il se nomme Bartimée. « Bar - Timée », selon la formation des mots hébreux, c’est-à-dire : « le fils de Timée », le fils des honneurs, de l’orgueil et des gloires mondaines. Dans un sens spirituel, Bartimée, c’est toute personne qui se complait dans la vanité, dans les plaisirs mondains et le soin déraisonnable de son image ou de sa réputation. Bartimée, en réalité, c’est nous tous, chers amis, c’est chacun de nous lorsque nous nous complaisons dans le regard que les autres portent sur nous-mêmes. Bartimée représente la personne que nous étions avant de prendre personnellement la résolution de nous détacher des vanités terrestres.
Bartimée est aveugle. Ironie de notre nature : celui qui veut être vu ne peut pas voir ; n’ayant que lui-même pour centre d’attention, il est aveugle quant au monde qui l’entoure. Alors il mendie, il mendie le regard des autres. Il fait tout ce qu’il peut pour qu’on lui fasse l’aumône d’un compliment, ou d’une vue, d’un « like » ou d’un « follow ».
Mais un jour, Bartimée entend parler de Jésus. Et là il y a un déclic en lui. Il ne faut pas forcément s’imaginer une conversion grandiose, comme celle de saint Paul. Mais une parole entendue ici ou là et gardée dans le coin de l’esprit pendant un certain temps, et parfois très longtemps ! Ou une rencontre qui nous a marquée, tel ou tel exemple qui nous a fait nous poser les bonnes questions. Voilà autant de fois où Jésus a pu croiser notre chemin sans forcément que l’on y prenne garde immédiatement. Et encore, notre connaissance de Jésus a pu être très imparfait à ce moment ; Bartimée commence par appeler Jésus : « fils de David », c’est-à-dire avec un nom charnel, très humain, puisqu’il cite sa généalogie. Ce n’est que plus tard, quand il se sera rapproché de lui, qu’il l’appellera de façon plus spirituelle : « Rabbouni », c’est-à-dire la même expression que celle employée par Marie-Madeleine le jour de la Résurrection, une fois qu’elle eut reconnu le Christ.
Mais peu importe, une première connaissance de Jésus, même imparfaite, c’est déjà quelque chose. Il y a un abîme incommensurable entre le rien et le « un peu », alors qu’il n’y a qu’une différence de degré entre le « un peu » et le « beaucoup ». On a toujours à apprendre sur Jésus ; le mystère de Dieu est insaisissable parfaitement avec notre science imparfaite. Mais plutôt que de nous laisser décourager par tout ce qu’on ne sait pas, il faut plutôt être fier de ce que l’on sait, et c’est pour ça que les chrétiens, comme nous allons le faire nous-mêmes dans un instant, aiment répéter le « Credo – je crois en Dieu » ; c’est sur cette profession de foi qu’ils sont établis et c’est dans ces fondations qu’ils mettent leur confiance, sans jamais cependant renoncer à grandir dans l’intelligence de la foi.
Et c’est justement ce que fait Bartimée : dans un élan kérygmatique, fondé sur une première annonce du nom de Jésus, il s’écrie : « prends pitié de moi ». C’est comme s’il disait : « je ne suis qu’un pauvre type, je ne sais pas vraiment qui tu es, mais je sais que tu peux me sauver car c’est pour ça que tu es venu dans le monde, alors oui, prends pitié de moi ». Nous retrouvons là les mêmes dispositions que celles du bon larron, le jour de la crucifixion.
Mais voilà qu’on le rabroue : le monde déteste le changement : « Comment ? – Lui demande-t-on. – Toi qui étais si fier, toi qui ne pensais qu’à toi, tu veux devenir chrétien ? Tu te crois meilleur que nous ? Tu es un mondain comme nous ! » Le monde, voyez-vous, adore la médiocrité et se complait dans ses souillures. Celui qui veut s’en extirper se retrouve toujours face à la contradiction : contradiction avec sa vie passée, contradiction de ceux avec qui il a partagé cette vie. Mais on ne devient pas chrétien parce qu’on se croit meilleur que les autres, au contraire : on devient chrétien parce qu’on prend conscience de notre misère et que, dans cette misère, nous trouvons le réceptacle de la Miséricorde de Dieu. Celui qui ne se sait pas perdu n’a pas besoin d’un sauveur.
Bartimée s’accroche ! Il crie de plus belle, dit l’évangéliste. Et là, Jésus répond. Jésus n’avait pas besoin des oreilles de son corps pour savoir qu’on l’appelait, mais il voulait aussi pousser Bartimée à la persévérance. C’est pourquoi, quand on a parfois l’impression que nos prières ne sont pas entendues, il faut plutôt nous demander si le silence apparent de Dieu n’aurait pas aussi quelque chose à nous dire de son amour.
Bartimée rejeta alors le manteau qui le couvrait, et qui sans doute entravait ses mouvements, comme nous le fîmes nous-mêmes, ayant pris la résolution de suivre le Christ : il a fallu nous dépouiller de quelques petites choses ; comme par exemple la grasse-matinée du dimanche matin – encore qu’avec la messe à 11h, ça va !
Oui il faut se dépouiller pour aller vers Jésus, mais pour gagner le centuple ! « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », demande Jésus. Comme si ça n’était évident ! Et bien sûr que c’est évident, mais voyez quelle est la délicatesse de Jésus : il nous laisse toujours libre. Si nous devons prier, comme Jésus nous y invite si souvent dans l’évangile, ça n’est pas parce que Dieu ne sait pas ce qu’il nous faut ; il le sait, au contraire, et bien mieux que nous. Si nous devons prier, c’est, d’une part, parce que la demande – et corolairement, la conscience de notre pauvreté – nous maintient dans l’humilité, d’autre part car Jésus ne veut rien faire sans nous : il nous laisse toujours libres et, ainsi, il nous prend avec lui comme des coopérateurs. Nous « co-opérons » avec Jésus, nous œuvrons avec Dieu. Quelle dignité que celle de l’homme !
« Va, continue Jésus, ta foi t’a sauvé. Aussitôt, l’homme retrouva la vue ». La foi nous fait voir ce qui était caché. Nous ne voyons pas encore clairement les choses comme Dieu les donne à voir aux bienheureux dans la lumière de la gloire, mais nous apercevons dans la foi quelque chose du mystère de Dieu, qui reste toutefois encore voilé, caché dans une certaine obscurité.
Ayant reçu la foi, Bartimée suivit Jésus avec les autres disciples, avec ses pauvretés changées en richesses par la Miséricorde de Dieu. C’est ainsi que se forma l’Église à ses débuts et encore de nos jours : cette compagnie prophétisée par Jérémie, formés d’aveugles et de boiteux, et de toute la misère de la Terre ; c’était la première lecture. Mais voyez, chers amis, comme nous nous sentons plus proches de ces pauvres, plutôt que des superbes esprits peints par Raphaël.
Et pourtant, il n’y a pas d’amour sans intelligence. C’est pourquoi Jésus donne à ceux qui veulent le suivre la lumière de la foi, c’est-à-dire une disposition de notre intelligence pour adhérer à son mystère malgré les difficultés, malgré l’obscurité, malgré l’aridité même. Mais une intelligence de Dieu toute théologale, c’est-à-dire surélevée par Dieu en vue de revenir à lui. Que l’exemple de Bartimée, offert à notre méditation ce dimanche comme une allégorie des étapes de notre vie spirituelle, nous aide à demander souvent la grâce de savoir détourner notre esprit de la vanité de cette terre et élever notre intelligence vers Dieu pour le mieux connaître et l’aimer toujours davantage ; c’est justement cette grâce que nous avons demandée dans la prière d’ouverture de cette messe.
Amen.
Raphaël : L'école d'Athènes, v. 1510, Vatican.
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