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Homélie pour le 29e dimanche "per annum" : « Le Serviteur a plu au Seigneur »

 Le passage de l’évangile dont nous faisons la lecture ce dimanche nous invite à méditer sur la notion de service et, plus précisément, sur la façon dont le service se doit concevoir dans l’Église. Mis en perspective avec les deux premières lectures, en effet, l’évangile nous donne à comprendre que le service ecclésial est indissociable du kérygme, c’est-à-dire de la proclamation de notre salut par le sacrifice de Jésus.

L’Ancien testament regorge de prophéties annonçant la venue dans le monde d’un sauveur : sauveur du peuple d’Israël, mais aussi sauveur personnel de chaque homme, qui sera, grâce à lui, délivré du joug du péché.

Isaïe, dont l’une des prophéties constitue la première lecture de la messe de ce dimanche, annonce quelque chose de très particulier au sujet du Messie : il en parle comme d’un serviteur souffrant. L’envoyé de Dieu, dit-il, sera broyé par la souffrance, il remettra sa vie en sacrifice ; il se chargera de la faute des hommes mais, par ses tourments, la lumière sera donnée. Le sens de ces mots, restés énigmatiques pour la plupart des juifs, ne fut vraiment manifesté que lorsque Jésus réalisa cette prophétie par sa Passion qui nous sauve.

C’est ce qu’explique l’auteur de la lettre aux Hébreux : le Christ-prêtre est aussi victime. Jésus est prêtre car il a offert à Dieu son Père le sacrifice nécessaire pour nous réconcilier avec lui, mais il est aussi victime, car le sacrifice qu’il a fait, c’est celui de lui-même. Et cela était nécessaire pour nous montrer son amour : nous n’avons pas un grand-prêtre incapable de compatir à nos faiblesses, mais un grand-prêtre qui nous ressemble car il a connu les mêmes épreuves que nous. C’est pourquoi nous pouvons avancer vers lui avec confiance, car Dieu connaît notre nature, non seulement pour l’avoir lui-même créé dans l’innocence, mais encore pour l’avoir assumée dans sa blessure ; préservé du péché, Jésus a pourtant porté le poids de ses conséquences.

C’est là le cœur du kérygme, comme le dit le Pape François dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium – La joie de l’évangile : la première annonce de l’évangile consiste à proclamer, poussé par l’Esprit saint, que la mort et la résurrection de Jésus nous font connaître l’infinie miséricorde du Père. Et il y a de nombreuses choses à comprendre à partir de ce point, mais il y en a surtout deux sur lesquels je voudrais nous inviter à méditer ce dimanche.

La première chose est que le kérygme, cette annonce primordiale de l’amour de Dieu pour les hommes dans son sacrifice et sa victoire sur la mort, ne met pas fin à toute catéchèse. Le Pape François l’affirme très clairement : le mystère de la Rédemption est ce qu’il y a de plus solide et de plus profond ; le mystère du salut doit donc sans cesses être médité et approfondi.

L’abîme de l’amour de Dieu doit nous rendre insatiables de le connaître toujours davantage. Le fait de nous être senti touchés, à un moment ou à un autre de notre vie, dans ce que l’on appelle parfois une effusion de l’Esprit saint, ou une consolation sensible, en même temps que cela nous a fait prendre conscience de l’amour infini de Dieu envers nous, doit aussi nous amener à comprendre quelle est la vanité des plaisirs et des joies de cette vie en regard du bonheur éternel auquel Dieu nous invite, comme le livre de Qohéleth, que nous lisions à la messe en semaine il y a peu de temps, nous le montre d’une façon si admirable. Le Pape François l’affirme encore : c’est une joie nouvelle qui anime les chrétiens : ce n’est pas la joie du monde que l’on vient chercher dans l’Église, c’est une joie qui ne se trouve qu’en Jésus et qui fait passer toutes les réjouissances du monde pour de mornes passe-temps. La joie du monde consiste à s’amuser pour oublier l’inéluctabilité de la mort ; la joie du chrétien consiste non pas à ne pas redouter la mort, mais à la voir comme un simple passage vers la vie éternelle ; la joie chrétienne, c’est la joie d’être sauvé. De ce fait, il faut être avide de Dieu : avide de jouir de sa présence en notre âme par sa grâce, mais aussi par la contemplation toujours plus approfondie du mystère de son amour, par l’oraison mais aussi en faisant l’effort de se former.

Et cela nous amène à un second point : pour accueillir Dieu dans notre âme, il faut lui faire de la place ! Et cela est particulièrement important pour avoir l’esprit de service.

L’Esprit saint, en effet, nous porte à annoncer la bonne nouvelle de notre salut ! C’est sous sa motion qu’après la Pentecôte, les apôtres, qui se tenaient cachés depuis l’Ascension de Jésus, partirent à la conquête du monde entier pour porter l’évangile. Mais on peut très bien accomplir de bonnes actions pour de mauvaises raisons, notamment par orgueil. L’orgueil de se contempler soi-même faisant l’œuvre de Dieu, plutôt que de contempler Dieu. Ne soyons pas étonnés de cela : les apôtres eux-mêmes, qui étaient sans doute plus saints que nous – en tous cas que moi – ont fait la même chose ! C’est justement l’évangile que nous venons de lire : à ce moment précis, Jésus venait d’annoncer pour la première fois à ses disciples qu’il allait être capturé à Jérusalem et mis à mort. Mais voilà que, eux, se chamaillaient pour savoir ce qu’ils allaient bien pouvoir tirer de tout ça pour leur propre gloire !

Jésus leur demanda alors s’ils seraient capables de le suivre dans toutes ses épreuves. « Oui », répondirent-ils, mais probablement ne savaient-ils pas encore ce que cela signifiait. Ils finirent toutefois presque tous par partager le sort de leur maître. Mais au moment où Jésus fut élevé sur la Croix, seul Jean ne s’enfuit pas ; et ce fut d’ailleurs le seul apôtre à ne pas mourir ensuite en martyr. On ne suit pas Jésus pour notre gloire mais pour la sienne. La gloire d’être chrétien demande de faire le sacrifice de soi-même, à l’exemple du Christ qui s’est offert lui-même pour nous.

C’est ce qu’explique Jésus aux apôtres : celui qui veut être le premier, qu’il se fasse serviteur. Se faire serviteur, ce n’est pas accomplir un service pour se faire voir, c’est renoncer à sa volonté propre pour participer à une œuvre plus grande que nous, c’est sacrifier notre temps et crucifier notre vie présente pour avoir la vie éternelle et tout ordonner ici-bas pour cette fin. Jésus met les points sur les i avec ses disciples, non pour les condamner, mais pour les faire entrer davantage dans la connaissance du mystère de son amour. Il les invite à se décentrer d’eux-mêmes pour se recentrer sur lui ; il les exhorte à purifier leur intention et, à travers eux, c’est à nous tous que Jésus demande, ce dimanche, d’examiner notre conscience : suis-je détaché de tout amour propre dans ma vie de chrétien ? Suis-je suffisamment détaché des biens de ce monde pour offrir une part de mon temps au service du corps mystique du Christ, qu’est l’Église, et spécialement dans la communauté paroissiale à laquelle j’appartiens ? Suis-je vraiment, dans ces services que j’offre, détaché de ma volonté, pour faire celle du Christ, volonté qui s’exprime notamment à travers ceux qui sont légitimement constitués pour organiser les services que je rends ?

Les services que nous rendons seront véritablement kérygmatiques, c’est-à-dire efficaces pour annoncer le salut, si c’est dans un esprit d’oblation associée au sacrifice de Jésus lui-même que nous les rendons.

À vous, amis pèlerins, qui êtes ici présents, et qui vous apprêtez à partir pour Lourdes, Jésus dit spécifiquement quelque chose ce dimanche dans l’évangile. Il vous demande, à vous aussi, de vous oublier vous-mêmes sur le chemin qui vous conduira jusqu’au cœur des Pyrénées. Vous serez peut-être, en effet, tentés d’y voir une occasion de vous cherche vous-mêmes ; parce que vous allez passer un moment, sans vos parents mais avec vos amis de l’aumônerie, et parce que les voyages sont toujours exaltants. Et il est bien légitime de profiter des joies de la vie, en effet.

Mais il faut que ces joies soient mises en perspective des joies éternelles auxquelles chacun de vous a été invité par son baptême. Lourdes, c’est un lieu de rencontre. C’est le lieu de la rencontre entre la mère de Dieu et la petite Bernadette, mais c’est aussi le lieu ou tant d’âmes rencontrent la grâce, et où les chrétiens rencontrent à la fois le monde chrétien et non chrétien. Pour faire cette rencontre, vous devrez oublier un peu ce qui fait votre quotidien : si vous voulez toucher quelque chose d’extraordinaire, alors il faut vous éloigner un peu de ce qui est ordinaire. Oubliez, le temps de ce voyage, les distractions de ce monde, qui vous atteignent par vos smartphones par exemple : Jésus n’a pas besoin de téléphone pour vous contacter. Ménagez-vous, dans le temps qui vous sera donné, du silence afin de vous mettre à l’écoute de Dieu. Et surtout, témoignez de votre foi en la victoire du Christ sur la mort par votre exemplarité. Veillez les uns sur les autres et sur toutes les personnes que vous rencontrerez. Édifiez-vous réciproquement par votre esprit de service, votre docilité envers vos accompagnateurs et votre charité fraternelle.

Le kérygme, en effet, chers amis, ne passe pas que par les mots, mais aussi dans notre façon d’être, dans notre façon d’être centrée sur le Christ. Cela s’exprime dans des choses très simples, comme le vêtement, par exemple. On dit parfois des gens bien habillés qu’ils sont « endimanchés » ; qu’est-ce que cela signifie ? Cela vient d’un temps où les chrétiens savaient sanctifier le jour du Seigneur dans tous les aspects de leur vie, notamment en faisant un effort pour porter leurs plus beaux habits le dimanche. Et en les voyant si bien mis, on leur demandait pourquoi ils s’habillaient si élégamment. « C’est parce que c’est le jour de la Résurrection de Jésus – auraient-ils pu répondre – Voici le jour que le Seigneur a fait, jour de liesse et de joie ! Voici le jour où nous avons été libérés de l’esclavage ! ». Voyez comment les choses les plus simples peuvent être éloquentes. Porter l’évangile, ça n’est pas faire des plans compliqués pour exalter notre propre génie et admirer notre reflet dans les pupilles écarquillées d’admiration des autres hommes, c’est plutôt commencer par tout centrer sur le Christ et chercher à se cacher dans le secret de la blessure de son cœur, ouverte pour nous accueillir.

Le théologien carthaginois Tertullien faisait remarquer qu’on disant des chrétiens, dans l’Antiquité : « voyez comme ils s’aiment ». L’amour que nous avons pour Dieu se montre dans le soin que nous avons pour nos frères, qui ne peut croître que par l’oubli de nous-mêmes. Dans la prière d’ouverture de cette messe, nous avons demandé à Dieu de nous faire toujours agir pour lui avec une volonté ardente et servir sa gloire d’un cœur sans partage. C’est cette grâce qu’il faudrait demander chaque fois que nous voulons entreprendre quelque chose dans l’Église.

Amen.



Le lavement des pieds,
vitrail de la cathédrale Notre-Dame de Chartres