La scène de l’évangile dont nous venons de faire la lecture est riche d’enseignements au sujet du véritable amour de Dieu et de la perfection de la vie chrétienne.
Voilà qu’un homme se prosterne devant Jésus. Qui était Jésus pour lui ? Le texte évangélique ne le dit pas précisément. Il ne serait pas fondé de voir dans la prostration de cet homme une profession de foi en la divinité de Jésus semblable à celle de saint Pierre, lorsque ce dernier s’écria : « tu est le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Mais l’on comprend toutefois d’après le contexte que nous avons à faire à un juif pieux qui voyait en Jésus au moins un guide spirituel, presque un prophète, en tous cas un envoyé de Dieu. La loi juive, en effet, interdisait aux hommes de se prosterner à terre, sauf devant Dieu seul.
La prostration indique, sinon l’adoration elle-même, au moins une grande déférence. Mais voilà que l’homme appelle Jésus « Bon maître ». Il ne témoigne pas seulement de la vénération envers Jésus : en le reconnaissant « bon », il montre envers lui une forme d’amour ; en tous cas, il atteste du fait qu’il aime Dieu à travers Jésus. Et Jésus ne refuse pas cet amour, il s’assure simplement qu’il est bien ordonné, c’est pourquoi il ajoute : « personne n’est bon sinon Dieu seul ». Et il poursuit cette mise au point en s’assurant de l’authenticité de l’amour que prétend avoir l’homme prosterné à ses pieds.
Nombre d’entre vous m’avez déjà entendu citer le poète Pierre Reverdy, qui disait : « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». L’amour, en effet, n’est pas avant tout un sentiment, il est surtout un acte ; il est l’acte de la volonté qui poursuit ce que notre intelligence nous fait comprendre comme étant bon. Si on aime Dieu, alors on fait les œuvres de Dieu. Il n’y a pas d’amour qui néglige de se lancer à la poursuite de l’être aimé. Imaginez deux époux qui se diraient l’un à l’autre : « oui, je t’aime, mais je ne veux pas passer de temps avec toi, je ne veux rien faire avec toi, je ne veux pas t’écouter ni te voir ». On serait en droit de sérieusement mettre en doute la réalité de cet amour. Il en va de même pour l’amour de Dieu. Si on aime Dieu, alors on pratique les commandements. Non seulement les commandements envers Dieu : n’avoir pour Dieu que Dieu seul et l’adorer lui seul et lui rendre un culte, mais encore les commandements envers le prochain, et ce sont eux que cite Jésus : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas commettre d’adultère, honorer ses parents.
« Maître, ajouta l’homme, tout cela je l’observe ». Alors, précise l’évangile, « Jésus posa son regard sur lui et l’aima ». Le Christ n’avait pas besoin de cette confession pour connaître l’âme de cet homme, car il sait tout. Cette façon d’exposer les choses ne correspond pas à la façon dont Dieu connaît, mais dont nous-mêmes connaissons les choses en tissant des liens de causes à effet. La pratique des commandements se révèle ainsi la cause de l’amour de Dieu. Et même, pourrait-on dire plutôt, la pratique des commandements se révèle être la cause de notre réceptivité à l’amour de Dieu qui, lui, aime tous les hommes inconditionnellement.
Et il est très consolant de méditer régulièrement sur ce sujet, chers amis. Dieu ne nous commande pas des choses impossibles, mais des choses simples afin de nous laisser aimer par lui : l’aimer lui, Dieu, plus que tout et s’abstenir de faire du tort à notre prochain. Voilà qui suffit pour être sauvé.
Mais voilà que Dieu, parfois, appelle certains à plus que le minimum. « Renonce à tout ce que tu possèdes », dit-il. Renonce à tes richesses pour embrasser la pauvreté volontaire et marcher à ma suite. Et à travers les richesses matérielles, c’est à un renoncement total que Jésus appelle certains : c’est la perfection de la vie religieuse. Outre le renoncement aux biens temporels, nous l’avons dit, par le vœu de pauvreté, Jésus appelle encore certains à renoncer à leur propre chair par le vœu de chasteté et à leur propre esprit, par le vœu d’obéissance. Et la plupart des religieux vous le diront, le renoncement qui coute le plus est sans doute ce dernier, celui qui consiste à oublier sa volonté propre.
Et en réalité, il ne faut pas voir les trois vœux de religion simplement comme des sacrifices. Ce sont, certes, des sacrifices, mais des sacrifices qui, offerts dans l’amour de Dieu, sont sublimés pour devenir des richesses. Les renoncements que la vie religieuse suppose de faire sont en fait des invitations à la liberté, un peu comme des liens que nous sommes invités à trancher. Alors oui, il faut trancher ! Mais une fois détachés, c’est la liberté, la liberté de marcher sans entrave à la suite de Jésus. Et si c’est bien là l’état de perfection auquel l’évangile nous invite, il ne faut pas non plus voir comme des demi-portions de chrétiens ceux qui ne s’y sentent pas appelés. Il est bien légitime, en effet, de vouloir fonder une famille et faire une belle carrière professionnelle, pour peu que tout cela reste ordonné à Dieu. Puisque ces choses sont dans l’ordre de notre nature, et que notre nature est un don de Dieu, elles ne sont pas de soi contraires à son amour.
Mais je voudrais simplement inviter ceux qui, parmi nous, ou bien parmi les gens que nous connaissons, se posent la question d’embrasser une forme ou une autre de vie consacrée, à envisager les choses à la lumière de l’évangile de ce dimanche.
Jésus aima cet homme qui aimait Dieu et son prochain. Et là il y a, à partir de là, trois choses à considérer.
La première est que la vie religieuse est, certes, la voie de la perfection chrétienne, mais elle n’est pas le seul chemin vers la sainteté ; elle est simplement le chemin le plus direct.
La deuxième chose est que la grâce ne vient pas écraser notre nature mais l’élever. Il est légitime, nous l’avons dit, d’avoir des désirs de prospérité et de bonheur en ce monde ; cela correspond à notre nature. S’il y a un conflit dans l’âme d’un jeune homme ou d’une jeune fille – ou même dans l’âme de quelqu’un plus âgé, chez une personne veuve par exemple – entre le désir de rentrer dans la vie religieuse et celui de rester dans le monde, le seul désir de rester dans le monde ne peut être un critère de discernement car c’est un désir naturel, que la grâce ne viendra pas éteindre, mais qu’elle peut inviter à sacrifier en vue d’un plus grand bien. On n’entre pas au séminaire ou dans les ordres parce qu’on est un asocial !
Enfin, voyez l’exemple de l’homme de l’évangile : il renonça à l’invitation de Jésus parce qu’il était trop attaché aux biens de ce monde ; et il devint triste. Souvent, dans la vie consacrée, quelle qu’elle soit, nous connaissons des difficultés. Et tous les états de vie ont ceux qui leur sont propres, il ne faut pas se faire d’illusions là-dessus. Et là, on peut être tentés de se demander si on ne serait pas mieux dans un autre état de vie. Cela, chers amis, est une ruse du diable, qui nous fait toujours voir l’herbe plus verte de l’autre côté de la barrière, comme dit l’expression, afin de nous décourager à persévérer. Si les jeunes qui sont ici ou que vous connaissez se demandaient s’ils seraient heureux en mariage, il y a peu de chances pour que la réponse qu’ils se donneraient soit négative. Et c’est normal. Mais ça ne peut pas être un critère de discernement. Le vrai critère, c’est de se demander si, malgré les difficultés envisagées, le fait de renoncer à tenter l’expérience de la vie consacrée ne les rendra pas tristes. Vais-je regretter de ne pas avoir essayer ? Est-ce que je ne risque pas d’être triste toute ma vie de ne pas avoir tenté de répondre à l’invitation qu’un jour j’ai cru m’avoir été adressée à tout quitter pour suivre Jésus ?
Voilà la question que l’évangile vous prose aujourd’hui, chers amis.
Amen.