Nous poursuivons, avec l’évangile de ce dimanche, notre méditation sur le discours de Jésus sur le Pain de vie, que relate saint Jean, dans le sixième chapitre de son évangile ; discours dont nous avons commencé la lecture voilà deux semaines, après avoir entendu comme son introduction – le dimanche précédent, dix-septième « per annum » – avec le récit du miracle de la multiplication des pains. Par ce miracle, Jésus avait non seulement montré à la foule sa puissance divine, mais encore donné une préfiguration du grand mystère de l’eucharistique, mystère de la foi. En rassasiant la foule de ses disciples, il avait montré que ceux qui marcheraient à sa suite ne manqueraient jamais de rien ; en les faisant asseoir sur l’herbe, Jésus leur avait indiqué qu’il guide ses brebis vers le paradis.
Dans l’évangile du dix-huitième dimanche « per annum », il y a deux semaines, donc, Jésus exhortait ses disciples à ne pas chercher avant tout le pain qui ne nourrit que pour un temps, mais plutôt de chercher à avoir celui qui rassasie pour l’éternité, que l’on obtient en faisant les œuvres du Père. Et Jésus avait déjà annoncé que ce pain, c’était sa chair. La lecture du dimanche suivant – dimanche dernier – avais mis sous nos yeux la réaction de nombreux juifs face à cette affirmation qu’ils jugeaient scandaleuse, affirmation que Jésus avait pourtant réitérée, ajoutant que ceux qui se nourriraient de sa chair et boiraient son sang connaîtraient la résurrection à la fin des temps. Et ce sont ces paroles que nous entendons à nouveau ce dimanche : « celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour ».
Et cette fois encore, les auditeurs se querellent. Ils ne comprennent pas comment une telle chose est possible, ni même concevable. C’est pourquoi, comme nous le lirons dimanche prochain, en clôture de cette partie du récit évangélique, beaucoup de disciples se détournèrent de Jésus à partir de ce moment, car ils n’arrivaient pas à admettre cette parole.
La sagesse de Dieu, en effet, vient souvent confondre la science du monde. La science et la sagesse du monde sont louables, mais elles enivrent. Celui qui se croit savant se gonfle de sa propre science, il parle du haut de la chaire de sa suffisance et n’écoute plus. C’est contre cela que nous met en garde saint Paul, lorsqu’il dit aux éphésiens : « ne soyez pas insensés, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur ». Les insensés dont il s’agit ici ne sont pas ceux qui souffrent de déficience intellectuelle, mais plutôt ceux qui s’enivrent du vin de leur propre sagesse, au mépris de l’Esprit saint. Dieu ne condamne pas la sagesse du monde, mais il condamne ceux qui s’en repaissent jusqu’à la crise de foi(e), au point de négliger le pain que Jésus nous donne et qui mène à la connaissance du Père, par le Fils, et qui conduit à la vie éternelle.
Le discours de Jésus sur le pain de vie n’est pas une démonstration, il faut plutôt le voir comme une grande déclaration, une profession de foi eucharistique et une invitation à partager ce repas en vue de la vie éternelle mais aussi en vue d’entrer, dès ici-bas, dans une vie mystique, c’est-à-dire une vie à l’écoute de l’Esprit saint.
La sainte Vierge Marie, dont nous avons fêté l’entrée dans la gloire céleste avec son âme et son corps il y a quelques jours, nous donne un bel exemple d’une telle vie. Souvenez-vous du passage de l’évangile selon saint Luc, que nous avons lu jeudi : c’était le récit de la visitation, qu’il faut associer à celui de l’annonciation, fêtée le 25 mars, rapporté aussi par saint Luc. Lorsque l’ange apparut à Marie et lui annonça qu’elle allait enfanter, elle qui était vierge, elle n’opposa pas à ce message la science du monde. Le rationaliste, en effet, aurait objecté que la chose était impossible ; Marie, elle, demanda simplement comment cela allait se faire, et s’en tint, dans la foi, à la réponse de l’ange. Marie n’ignorait certes pas les rudiments de la biologie, et le fait qu’un enfant ne se conçoit pas habituellement ainsi, mais elle connaissait aussi les prophéties qui annonçaient la naissance du Sauveur et, pétrie par l’Esprit saint dans une intense vie mystique, elle était à son l’écoute et à sa disposition.
Marie alla ensuite rendre visite à Élisabeth, sa cousine, et lui livra ce magnifique chant d’action de grâce, que la sainte liturgie place sur les lèvres de ceux qui disent les vêpres : « Magnificat, mon âme exalte le Seigneur, lui qui a renversé les puissants et élevé les humbles, qui comble les affamés et renvoi les riches les mains vides ». Ceux qui se croient riches de leur science seront toujours déçus par les choses de Dieu, car le Tout-puissant ne comble que ceux qui lui creusent un réceptacle dans leur cœur par l’humilité.
Saint Thomas d’Aquin, l’un des plus grands théologiens de tous les temps, le seul dont l’autorité est officiellement approuvée à la fois par le Catéchisme de l’Église catholique et par le Code de droit canonique – s’il vous plaît ! – avait fondé toute sa vie intellectuelle sur une intense vie mystique. Vers la fin de sa vie terrestre, alors qu’il avait une cinquantaine d’années et qu’il jouissait d’un prestige immense, il s’entendit dire par le Christ lui-même, alors qu’il priait devant le tabernacle : « tu as bien écrit de moi, Thomas, que désires-tu en récompense ? », et Thomas de répondre : « rien d’autre que toi, Seigneur ». À partir de ce moment, il n’écrivit plus rien et dit que toutes ses œuvres – la Somme théologique, ses commentaires de l’Écriture sainte, ses commentaires d’un grand nombre de traités de philosophie de l’antiquité, notamment ceux d’Aristote, etc. – tout cela lui semblait être de la paille bonne pour le feu, en comparaison de ce qui lui avait été révélé. Quand le frère Guillaume de Tocco, son secrétaire et premier biographe, lui demanda pourquoi il n’écrivait plus, le maître répondit : « le terme de mes travaux est venu, désormais, j’espère de la bonté de mon Dieu que la fin de ma vie suivra de près ». Thomas, en effet, fut rappelé à Dieu peu de temps après, alors qu’il se rendait au concile de Lyon à l’invitation du pape Grégoire X.
On oppose trop souvent la formation intellectuelle et la vie de prière. En réalité, les deux, pour être bien équilibrées, ne doivent faire qu’un car elles mènent toutes deux à la même réalité : Jésus-Christ, chemin, vérité et vie. Toute notre formation intellectuelle – et pas seulement en matière religieuse – doit reposer sur une solide vie de prière ; et toute notre vie de prière doit avoir une portée intellectuelle, orientée vers une connaissance de Dieu toujours plus grande et plus intime. La vie mystique est avant tout une vie d’écoute, qui se forge dans le silence. Le mot « mystique », tout comme le mot « mystère », vient d’un verbe grec qui signifie « se taire ».
Afin de nous imprégner des enseignements de Jésus, il faut aimer nous retirer dans le silence intérieur de notre cœur, auquel on se dispose par la mise en sourdine de ce qui nous entoure. Sachons donc faire taire le bruit du monde qui complote contre notre vie intérieure, comme le disait l’écrivain Georges Bernanos, et nous réserver des moments de cœur à cœur avec Dieu, par exemple en aimant fréquenter l’église en dehors des heures des célébrations, et en nous recueillant un instant devant le tabernacle, y adorant la présence silencieuse de Notre Seigneur qui emplit toute chose. Il faut aimer le silence et le cultiver dans sa prière personnelle et dans la liturgie, mais encore dans toute notre vie quotidienne.
Le silence a parfois quelque chose d’immense. Probablement avez-vous déjà fait cette expérience, celle d’un bruit épouvantable qui tout à coup s’arrête ; on a alors l’impression d’entendre le silence et l’on se prend à écouter le fait de ne rien entende alors que l’on cherchait auparavant à faire taire le brouhaha qui nous oppressait. C’est cette plénitude que l’on ressent alors que nous devons cultiver afin de nous mettre à l’écoute de Dieu, ainsi, nous quitterons l’étourderie et prendrons le chemin de la véritable intelligence, comme nous y invite le livre des proverbes.
Amen.