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14e dimanche "per annum" (B) : « Ma grâce te suffit »

 « L’Esprit du Seigneur m’a envoyé porter la Bonne nouvelle aux pauvres », avons-nous dit avant la lecture de l’évangile ; comment comprendre cette parole du prophète Isaïe, que Jésus s’applique à lui-même ? Faut-il s’imaginer que ladite Bonne nouvelle, c’est-à-dire l’évangile lui-même, n’est réservé qu’à quelques-uns ? Qui sont les pauvres dont il est question ?

Le mot « pauvre » a des racines grecques et latines et signifie, étymologiquement : « qui produit peu ». Il était employé, à l’origine, pour désigner une terre ou des animaux. C’est par la suite qu’il fut employé pour désigner l’indigence des hommes, que ce soit au sens propre ou au sens figuré, de façon compatissante, comme quand on dit : « oh, le pauvre », ou encore de façon clairement dépréciative : « pauvre type ! ». De façon générale, le pauvre est celui qui est dans le besoin et qui a donc besoin de notre soutien, que ce soit un soutien matériel, de compassion, ou même de correction – fraternelle !

Or, si Jésus vient vers les pauvres, alors il nous faut réfléchir à ce que sont nos propres pauvretés pour être capable de le recevoir. De quoi avons-nous besoin ? Qu’attendons-nous du Seigneur ? Le Christ vient-il pour nous faire plaisir, ou vient-il pour nous offrir ce que l’on n’attend pas ? Méditer sur ce que Dieu nous donne nous permet de prendre conscience de ce dont nous avons vraiment besoin, de ce dont nous sommes réellement pauvres ; tandis qu’adopter la démarche inverse, qui consiste à partir de ce dont nous croyons manquer – fut-ce véritablement – pour attendre quelque chose de Jésus risque finalement de nous faire projeter sur lui nos préjugés, comme ce fut le cas dans la scène de l’évangile que nous venons d’entendre.

Nous voyons justement les contemporains de Jésus confondus par l’obscurité de leur esprit. Devant l’évidente sagesse du Verbe de Dieu, devant les signes opérés sous leurs yeux, leur cœur s’endurcit car Jésus n’était pas celui qu’ils attendaient. Et Jésus s’étonna de leur manque de foi. Non que ce fut pour lui une surprise, lui qui sait tout, mais sans doute fit-il remarquer à ses disciples l’incongruité des habitants de Nazareth à s’obstiner dans le doute face aux miracles par lui opérés.

Ézéchiel, déjà, avait dû affronter pareille contradiction : « je t’envoie vers les fils d’Israël, vers une nation rebelle qui s’est révoltée contre moi. [Ils] se sont soulevés contre moi. [Ils] ont le visage dur, et le cœur obstiné […] c’est une engeance de rebelles. » Ne croyons pas, chers amis, que ces reproches ne sont adressés qu’aux israélites de l’époque. Ces reproches, en réalité, sont adressés à chacun de nous lorsque nous nous trompons sur ce que Jésus est venu nous annoncer.

« Comme les yeux de la servante vers la main de sa maîtresse, nos yeux, levés vers le Seigneur notre Dieu, attendent sa pitié. » C’est la pitié que nous attendons avant tout de Jésus : « Agneau de Dieu, prends pitié de nous, donne-nous la paix ». Il n’est pas venu dans le monde pour abolir toute souffrance, mais pour souffrir avec nous, afin que par les meurtrissures de sa Passion, nous soyons sauvés.

Certes, dans l’évangile, nous voyons le Seigneur guérir les malades, rendre la vue aux aveugles, relever les paralysés faire parler les muets et entendre les sourds, et même ressusciter les morts. Mais ces signes donnés lors de la vie terrestre de Jésus sont des témoignages exceptionnels de sa puissance afin que nous ayons la foi, c’est-à-dire que nous marchions à sa suite dans une certaine obscurité – et c’est bien le manque de foi face à ces signes que Jésus reproche aux gens de Nazareth ; ces signes, justement, ne sont pas le mode habituel de son action à travers l’Église dans le cours des âges, ce n’est donc pas eux qu’il faut rechercher partout autour de nous dans notre vie présente.

C’est du mot « pauvre » qu’est tiré le prénom « Paul ». Dans le passage de sa lettre que nous avons lu, l’apôtre des Nations confesse sa pauvreté aux corinthiens : « j’ai reçu dans ma chair une écharde – dit-il – […] pour empêcher que je me surestime. » Saint Paul reconnaît être régulièrement et fortement tenté par le péché, même s’il passe sous silence la nature de ses tentations, afin que nous puissions tous nous identifier à lui. Et cela nous apprend que l’épreuve n’est pas un signe de réprobation : lui qui a reçu des révélations « extraordinaires », à ses dires, connait l’épreuve pour demeurer dans l’humilité. Le péché de saint Pierre, ça a été la présomption : « non, je ne te trahirai pas ! » avait-il proclamé face à Jésus ; et il a trahi, trois fois – mais pour se repentir ensuite et en sortir grandi. Parce qu’il a été conscient de la blessure du péché, saint Paul, lui, fut préservé de la présomption, et il demanda le secours du Seigneur ; or, le Seigneur répondit : « ma grâce te suffit ». À la pauvreté de notre nature, Jésus répond par la richesse de sa grâce.

La grâce, c’est la présence dans notre âme de l’amour de Dieu, qui, ensuite, nous pousse à faire les bons choix et bien agir, non comme une disposition acquise, à la manière d’une vertu, mais comme un don toujours renouvelé. C’est avec la grâce que nous pouvons toujours éviter le péché et faire le bien dans l’épreuve, c’est pourquoi Jésus dit à saint Paul, qui se présente comme un pauvre homme : « ma grâce te suffit » ; ce n’est pas un fin de non-recevoir, c’est, au contraire, comme s’il disait : « je suis déjà avec toi, je t’aime, je t’aide, tu vas y arriver ».

Et il est très important de bien réfléchir à ces choses, qui forment une des parties les plus délicates de la doctrine catholique. Les questions touchant la grâce et le mérite sont le couronnement de toute la théologie morale et ont été la pierre d’achoppement de nombreuses déchirures dans l’Église : notamment le protestantisme et le jansénisme. Et encore de nos jours, nombreux sont les fidèles qui sont à la recherche de signes extraordinaires et d’émotions fortes ; mais la grâce n’agit pas ainsi. Certes, il y a des miracles, grâce à Dieu ! Mais ces signes visibles sont donnés ponctuellement afin que nous ayons la foi en des réalités invisibles qui, elles, sont omniprésentes.

Il y a des moments dans la vie, chers amis, où nous avons l’impression que l’épreuve nous terrasse, que nous sommes démunis et que nous ne pouvons rien faire. Si nous croyions que la présence de Dieu à nos côtés ne peut être que de l’ordre du sensible et du spectaculaire, alors nous sommes condamnés au désespoir, car Dieu agit avant tout dans notre âme, qui est le siège de son image et de sa ressemblance, qu’il nous a données à la Création, non dans notre corps. Même Jésus, lors de sa Passion, a fait l’expérience du sentiment d’abandon, mais en même temps qu’il proclamait sur la Croix sa solitude, le seul fait qu’il criait vers le Père atteste qu’il lui était uni : on ne s’adresse pas à quelqu’un qu’on croit ne pas exister. Dans les épreuves, le seul fait de s’en remettre à Dieu est déjà un acte de foi salutaire.

Les croix que nous avons tous à porter ne doivent donc pas nous laisser penser que Dieu est absent : « j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes », continue saint Paul. Il les accepte « de grand cœur », d’un cœur agrandi, fortifié par la foi, relevé par l’espérance et dilaté par la charité ; « car, lorsque je suis faible – poursuit-il – c’est alors que je suis fort ». C’est dans la misère de notre nature blessée par le péché que Jésus vient déverser sa force : les richesses de sa grâce et l’abondance de ses bénédictions ; « la misère du péché a été recouverte par la miséricorde de l’amour », disait le pape François dans sa lettre apostolique concluant l’année jubilaire extraordinaire de la miséricorde. Le fait de vivre tout cela dans l’obscurité de la foi fait partie intégrante des occasions de mérite qui nous sont offertes en vue du royaume des cieux, qui est justement la Bonne nouvelle annoncée par Jésus à tous les pauvres de la terre, c’est-à-dire à tous ceux qui font l’expérience de la misère du monde.

Les lectures que la sainte liturgie offre à notre méditation ce dimanche sont donc une occasion de réfléchir à la pauvreté de notre nature et de nos personnes, non pour nous en désoler, mais, au contraire, pour redécouvrir, à l’exemple de saint Paul, la richesse des dons que Dieu nous fait à travers elle.

Amen.


"Saint Paul"
Fresque par Giotto, fin XIIIe s., basilique Saint-François d'Assise (Italie)