« Je vous donne un commandement nouveau, dit le Seigneur : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », avons-nous dit au moment d’acclamer la lecture de l’évangile. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, aimez votre prochain en raison de l’amour de Dieu » ; nous reconnaissons-là le commandement nouveau que Jésus nous a laissé avant sa Passion, c’est-à-dire le précepte de la charité. Or, s’il y a quelque chose qui semble opposé à la charité, c’est bien la justice. La justice dénombre et mesure ce que chacun doit à l’autre tandis que la charité, ayant Dieu pour objet et pour motif, ne connaît que l’infinité et l’abondance de l’amour. Renoncer à tout souci de justice semble donc être un impératif évangélique ; nous disons bien, dans la prière que Jésus nous a apprise, que nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé. La charité, contrairement à la justice, n’attend rien en retour, elle est parfaitement gratuite. Et tandis que le joyeux précepte évangélique de la charité semble être la caractéristique du Nouveau testament, le souci de l’observance sévère, rigoureuse et scrupuleuse de la justice semble être celle de l’Ancienne alliance. Mais voilà que Jésus nous dit : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux ». L’impératif d’être juste semble finalement bien appartenir lui aussi aux exigences évangéliques.
Plus encore, Jésus ajoute : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas de meurtre. Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement ». La justice exigée par Jésus, qui concerne même les sentiments de colère, semble aller bien au-delà de celle exigée par la loi de Moïse, qui n’interdisait que le meurtre. Le Nouveau testament, en réalité, exige de nous une plus grande justice que l’Ancien. Comment le comprendre ?
C’est que la charité, comme les deux autres vertus théologales que sont la foi et l’espérance, a Dieu pour objet. Or, la connaissance de la fin nous éclaire sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Ainsi, si nous savons où l’on doit aller, il est plus facile de déterminer le meilleur chemin pour y parvenir, tandis que nous sommes fort embarrassés quand il faut choisir une route sans connaissance précise de notre destination. De même, la Révélation de Jésus qui nous fait connaître le père et l’Esprit saint, ainsi que la bonne nouvelle du royaume des cieux, nous renseigne aussi sur les moyens à notre disposition pour persévérer dans l’amour de Dieu, dans la charité. Or, on ne saurait dire d’une personne injuste qu’elle est charitable.
Si nous opposons trop souvent justice et charité, c’est parce que ces deux vertus ont pour objet notre prochain ; elles apparaissent donc comme en concurrence. Mais la justice porte sur le prochain en tant qu’il est autre, et qu’il a des droits, tandis que la charité le concerne en tant qu’il est un autre nous-mêmes, qu’il nous ressemble, et fait de lui un frère. Notre prochain n’est donc pas envisagé de la même façon selon la justice et selon la charité et c’est pourquoi, pour avoir une relation bien équilibrée avec lui, il est nécessaire de préserver ces deux aspects.
La grâce ne détruit pas la nature mais la surélève en la préservant ; la justice doit être dépassée par la charité, qui nous fait donner à notre prochain plus que ce qu’on lui doit, mais la charité ne saurait être accomplie sans préserver la justice. On s’assoit un peu trop souvent sur nos devoirs élémentaires au motif de la gratuité de l’amour. On se dit que notre prochain nous pardonnera tout, et qu’il le doit, d’ailleurs, s’il veut entrer dans le royaume des cieux ! Commençons par pardonner nous-mêmes et respecter l’autre en tant qu’il est un autre que nous et qu’il a des droits semblables aux nôtres avant de compter sur sa pratique héroïque de la charité.
Amen.