Il y a de quoi être surpris par le passage de l’évangile que l’Église offre à notre méditation ce dimanche. Il s’agit, en effet, d’un extrait du discours d’adieu de Jésus à ses disciples, retranscrit sous la plume – enfin, plus certainement sous le calame – de saint Jean ; discours d’adieu prononcé lors du dernier soir de Jésus en compagnie de ses apôtres avant son arrestation et sa Passion. Alors que nous sommes en plein temps pascal, cet évangile nous ramène au cœur de la Semaine Sainte. Comment le comprendre ?
Il s’agit, nous l’avons dit, d’un discours d’adieu. Le soir-même où il fut prononcé, en effet, Jésus était arrêté et enlevé à ses disciples. Sachant ce qui allait se produire, Jésus laissa à ses apôtres un testament, c’est-à-dire les dernières paroles de quelqu’un qui va partir, paroles destinées à demeurer alors que leur auteur est voué à disparaître, pour témoigner, par ses ultimes pensées, de tout l’être qu’il était, de toute sa personnalité. Les derniers mots que nous laisse un être que nous aimons avant qu’il nous quitte, qui plus est lorsque ce départ est définitif, restent toujours gravées en nos cœurs, comme un souvenir indélébile, un témoignage suprême – et « testament » et « témoin » ont la même racine étymologique.
Jésus laisse donc ce témoignage ultime à ses disciples : « demeurez dans mon amour, gardez mes commandements, aimez-vous les uns-les-autres, je vous ai choisi pour que vous portiez du fruit, aimez-vous les uns-les-autres ». Voyez comment Jésus répète cette dernière injonction.
Mais pourquoi lire ce passage aujourd’hui ? Jésus a été enlevé aux hommes, mais il a vaincu la mort elle-même et est ressuscité. Ne nous a-t-il pas été rendu pour l’éternité ? En fait, voilà qu’une nouvelle séparation se prépare entre Jésus et ses disciples. Après sa résurrection, et après s’être manifesté avec son corps glorieux aux hommes, il fallait encore qu’il monta au ciel. C’est le mystère de son Ascension, que nous fêterons jeudi. Quarante jours après Pâques, quarante jours pendant lesquels les disciples ont pu jouir de sa présence, voilà que nous connaîtrons à nouveau un départ.
Le mystère de l’Ascension, qui se prépare à être déployé sous nos yeux, nous invite donc à nous demander s’il ne serait pas opportun, pour nous aussi, de prendre un nouveau départ. Et c’est ce à quoi nous invite l’évangile dont nous venons de faire la lecture. Qu’avons-nous fait, en effet, des résolutions que nous avions prises au début de l’Avent ou en en janvier ? Qu’avons-nous fait des résolutions du dernier Carême ? Nombreux, parmi nous, avons même fait des « extras » ! Et c’est louable, attention. Mais en ce dimanche, le tournant que l’année liturgique s’apprête à prendre nous invite aussi à vérifier le cap que suit notre vie, tout simplement pour ne pas risquer une sortie de route. Qu’en est-il, à l’issue des festivités du temps pascal, de la façon dont nous vivons le testament que Jésus nous a laissé, sur lequel nous avons tant médité pendant le Carême et la Semaine Sainte. Qu’en est-il, en particulier, de la charité que nous devons avoir pour Dieu et pour notre prochain ?
Mais s’il nous faut dès ce dimanche avoir à l’esprit qu’un départ va avoir lieu, il faut aussi comprendre que ce n’est pas une séparation. Jésus ne nous laisse pas seul, il ne nous laisse pas orphelin. Seulement, son mode de présence parmi ses disciples est changé. Alors que, depuis sa résurrection, les disciples jouissaient de la présence parmi eux de Jésus dans son corps glorieux, voilà que, depuis son Ascension, Jésus demeure parmi nous mais sous le mode sacramentel, qui est une présence bien réelle, même si elle n’est pas sensible.
Jésus reste présent à nous par sa grâce, la grâce passant avant tout par les sacrements, notamment la confession, dans laquelle nous pouvons confier à la miséricorde de Dieu les égarements que nous avons eux par rapport à la route que nous nous étions fixés, et l’eucharistie, sacrement de l’amour et de la présence réelle de Dieu parmi nous.
« Demeurez dans mon amour », dit Jésus. Demeurez sur la route que je vous ai montrée pour demeurer attachés à moi. Quoique nous soyons désormais séparés sensiblement de Jésus, puisque nous ne le voyons pas autour de nous, nous sommes en fait unis à lui par la foi. Et cela est un défi, car la vue est le sens de l’évidence, donc il est difficile d’adhérer à quelque chose qu’on ne voit pas, mais la grâce a toutefois aussi quelque chose de consolant par le fait que, étant une réalité non matérielle, nous pouvons y être plus intimement unis.
Deux réalités matérielles, en effet, ne peuvent partager un même lieu. Si deux voitures se rencontrent, c’est l’accident ! Mais il n’en va pas de même pour les réalités spirituelles, qui n’ont pas d’étendue ni de lieu. Nous pouvons tous y être parfaitement unis sans conflit. Jésus monté au ciel est, en fait, plus proche de nous que lorsqu’il était sur terre, car il peut ainsi, sous ce nouveau mode de présence, nous être à tous parfaitement uni. C’est pourquoi c’est un bien pour nous qu’il soit retourné vers le Père, et c’est pourquoi l’Ascension est une si grande fête dans le cours de l’année liturgique.
Loin d’être une séparation, elle nous invite à repenser notre union à Dieu. Qu’en est-il de la façon dont je suis la route que le Seigneur a tracée pour moi ? Qu’en est-il du respect que j’ai pour les commandements qu’il nous a laissé, à la manière d’un testament ? Qu’en est-il de ma pratique sacramentelle ? Qu’en est-il de ma pratique de la confession, du respect que j’ai pour l’assistance à la messe chaque dimanche et chaque jour de fête ? Entre parenthèses, vous savez que, en plus du dimanche, les chrétiens sont tenus d’assister à la messe lors des solennités fériées dans leur pays ; en France il y en a quatre, vous les connaissez : il s’agit de l’assomption (15 août), de la Toussaint (1er novembre), de Noël (25 décembre), et bien entendu, de l’Ascension, quarantième jour et sixième jeudi après Pâques. On parle de fêtes « d’obligation ».
« Obligation » ? Ah, quel vilain mot ! Où est l’amour, pourrait-on se demander ? « Dieu est amour », dit saint Jean dans sa lettre. Mais moi je vous demande la chose suivante : où est l’amour entre gens qui ne voudraient jamais se voir ? Quel amour y a-t-il sans relation ? La sanctification des fêtes nous pousse, justement, à développer la relation entre Dieu et nous. Elle nous pousse à faire de la place dans nos vies pour lui, elle nous pousse à favoriser la présence de Jésus dans nos vies. Et cette présence, elle a été voulue par Dieu comme réalisée dans la vie de l’Église et par les sacrements, mais aussi par la pratique des commandements.
On a trop souvent l’impression qu’il y a là quelque chose d’infantilisant : c’est aux enfants et aux serviteurs que l’on donne des ordres ; or, Jésus nous le dit : nous ne sommes pas ses serviteurs mais ses amis. Mais il dit aussi : « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande ». La pratique des commandements n’est donc pas une conséquence de l’amitié que nous avons pour Jésus mais plutôt la condition de sa possibilité. « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour », dit-il, non l’inverse.
Et c’est logique : le fait d’être sujet de devoirs est le propre de l’être humain rationnel. L’enfant vit dans un état de servitude car il ne peut pas encore être maître de lui-même. L’animal sauvage, quant à lui, indomptable car privé de toute raison, vit dans un état de liberté absolue, car il est incapable de comprendre quoique ce soit à l’ordre qu’il y a dans le monde. Le fait d’être conscient de sa place, le sens du devoir, voilà ce qui fait la grandeur de l’homme. Jésus nous met donc face à notre responsabilité ; en nous donnant un commandement, il nous traite en adulte, maître de lui-même et conscient de sa place. Or, notre place, le sens de notre existence, c’est de marcher à la suite du Christ en vue de la vie éternelle, en vue de notre union parfaite à Dieu dans la béatitude, qui se prépare dès ici-bas par la vie en état de grâce, en état d’amitié avec Jésus.
Il y a cette très belle prière avant la communion dans le missel, que le prêtre peut dire, selon son choix : « Seigneur Jésus […], fais que je demeure fidèle à tes commandements et que je ne sois jamais séparé de toi ». Oui, que je ne sois jamais séparé de toi, toi que je m’apprête à recevoir réellement en moi dans l’eucharistie. Et autrefois, il y avait encore une autre prière, après la communion, cette fois ; le prêtre disait : « Puisse, Seigneur, ton Corps que j’ai consommé et ton Sang que j’ai bu adhérer à mes viscères » ; littéralement en latin : « adhæreat visceribus meis » ! ; « puisse-tu coller à mes boyaux ! ».
Jésus, dans l’évangile, nous invite donc, en ce moment particulier de l’année liturgique, à repenser la façon dont nous vivons avec lui et nous rappelle que, lui, ne nous abandonne jamais. Nous sommes donc appelés à vivifier à nouveau notre relation, et mettre en œuvre fidèlement ce dont nous faisons mémoire ; or nous faisons mémoire du fait que le Christ nous a donné tout ce dont nous avons besoin pour être sauvés, mais que c’est à nous désormais de nous en saisir volontairement. C’est justement la grâce que nous avons demandé dans la prière d’ouverture de cette messe.
Ainsi soit-il.