« Ne jugez pas, pour ne pas être jugés » (Mt. 7, 1), enseignait Notre-Seigneur. De fait, un certain courant de la pensée catholique semble condamner toute forme de jugement, qui est l’acte propre de la justice, au profit de l’exaltation du commandement de la loi nouvelle : « celui de [nous] aimer les uns-les-autres » (Jn. 13, 34) et d’aimer notre prochain comme nous-même (Mc. 12, 31).
Mais qui est le prochain ? Il est cet autre que moi, qui est comme moi, mais qui n’est pas moi. La première relation que nous avons avec le prochain n’est pas une relation de charité, qui nous ferait l’aimer – elle demande à le devenir ; ce qui est premier, chez lui, c’est qu’il nous apparaît dans son altérité. Or :
« La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d’orienter l’homme dans les choses relatives à autrui. » (Somme théologique, IIa IIæ, q. 57, a. 1, resp.).
La pratique de la vertu de justice apparaît donc plutôt comme une exigence de la loi nouvelle en tant qu’elle prépare la pratique de la charité, qui est la plus haute de toutes les vertus, comme l’affirme saint Paul aux corinthiens (1 Cor. 13, 13), car la charité est la seule vertu que nous conserverons dans la vie éternelle. Les vertus, en effet, sont des dispositions à poser des actes bons – vous avez certainement déjà eu l’occasion d’en parler dans ce cycle d’enseignements sur les vertus. Or, notre agir, dans la vie éternelle, ça ne sera plus ni de croire – car nous verrons Dieu – ni d’espérer – car nous aurons tout ce qu’il nous faut ; il ne restera que l’amour.
Notre propos consistera donc à présenter ce qu’est la justice en elle-même avant d’envisager sa place dans notre organisme moral et spirituel et notamment le lien qu’elle a avec la vertu de charité.
1. La justice en elle-même
Toute vertu vise à régler nos actes. Les vertus sont des dispositions acquises à bien agir. Les vertus se distinguent donc par leur matière, ce sur quoi elles s’exercent. Ce qui distingue la vertu de justice des autres, c’est que c’est elle qui règle nos rapports à autrui, on l’a déjà dit ; elle règle nos relations.
a. La sociabilité de l’homme
Comme toute les créatures, l’homme reflète quelque chose de Dieu, en qui il a son origine. Mais il a ceci de propre par rapport aux autres créatures qu’il est appelé à participer à la vie divine par la béatitude, c’est-à-dire à tourner son esprit vers Dieu, pour le rejoindre. Or, l’homme n’atteint pas cette fin malgré lui, par nature, mais, étant constitué à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est-à-dire capable d’être le principe de ses actions, c’est-à-dire une personne, il atteint cette fin en posant de actes libres.
Cependant, si tous les hommes sont appelés à la béatitude, étant libres, tous n’empruntent pas le même chemin. La raison humaine est une raison discussive : elle évolue pas à pas, elle progresse. L’homme a besoin d’apprendre, il a besoin d’être enseigné. C’est le fondement de la sociabilité de l’homme, qui ne vit pas en société seulement poussé par sa nature, par impératif de l’instinct mais par conclusion rationnelle. L’homme sait qu’il a besoin des autres hommes, et pas seulement pour mettre en œuvre ses puissances animales : nutrition, croissance, reproduction, mais encore ses puissances spécifiquement humaines, c’est-à-dire l’exercice de sa liberté, de sa raison.
Entre parenthèses : vous voyez qu’il y a déjà là la réfutation de cette idée selon laquelle la liberté consiste à être affranchi de tout lien. On est d’autant plus libre, en réalité, qu’on est plus sociable, qu’on est mieux intégré dans la société, à condition toutefois que cette sociabilité soit bien « ajustée » ; et c’est justement là-dessus que nous allons revenir. Fin de la parenthèse.
De ce que nous avons dit précédemment, il vient que la vie sociale est, pour l’homme, une exigence de sa nature raisonnable. C’est une œuvre de la raison, et elle doit donc être réglée par elle. Il y a donc bien une vertu pour cela, c’est-à-dire une disposition rationnelle à bien agir envers autrui, et c’est la vertu de justice. Se pose alors la question de savoir en fonction de quoi cette vertu se règle, « s’ajuste ».
b. Le droit, objet de la justice
La règle qui permet de mesurer, de calibrer nos actes selon la justice, c’est le droit – qu’il ne faut pas confondre avec la loi, on va y revenir. Le droit est objectif, c’est ce qui distingue la vertu de justice des autres : son objet est extérieur à l’agent, on l’a déjà dit. S’abstenir de ne pas boire d’alcool peut être accompli en pénitence, par exemple, et alors c’est un acte de la vertu de tempérance, mais ça peut aussi se justifier parce qu’on n’aime pas l’alcool et alors ce n’est pas un acte vertueux de s’en abstenir. Mais payer ses dettes, par exemple, c’est toujours juste, qu’on le fasse parce qu’on y consent ou parce que l’on y est contraint. C’est pourquoi l’on dit que le droit est objectif. Encore une fois, il ne faut pas associer trop vite le droit et la loi.
Saint Thomas concède que « l’art de discerner le juste » (Somme théologique, IIa IIæ, q. 57, a. 1, ad 1m) puisse être appelé « droit », tout comme « le mot médecine employé d’abord pour signifier le remède destiné à guérir le malade a été ensuite appliqué à l’art de guérir » (idem). Mais il s’agit là d’un glissement de sens par lequel les mots sont « détournés de leur acception première » (idem), glissement qui n’est pas illégitime mais qui demeure une altération du sens strict du mot. « Une œuvre d’art suppose dans l’esprit de l’artiste une idée préexistante qui est comme la règle de l’art ; pareillement en matière de justice : la raison ne détermine une œuvre juste qu’en vertu d’une notion préexistante dans l’esprit, et qui est une sorte de règle de prudence » (ibidem, ad 2m).
Or, cette règle de la prudence, c’est la loi : il peut s’agir de la loi divine, par nécessairement de la loi humaine positive. La loi, formulée par la raison, fait intervenir la vertu de prudence qui « établi des voies droites en vue d’une fin bonne » (ibidem, q. 55, a. 4, resp.), c’est-à-dire de règle qui exprime, qui montre, qui manifeste le droit. Ces voies sont exprimées par la loi, qui fait office de « règle du droit » (ibidem, q. 57, a. 1, obj. 2). Une règle permet d’estimer la dimension ou la droiture d’une chose, mais ce n’est pas elle qui fait la taille ou la rectitude. La règle exprime simplement la mesure ou la droiture de façon à servir de référence objective pour ces notions.
Cela nous amène à la considération suivante : à savoir qu’une règle tordue perd toute son utilité. Il n’y a pas de règle droite ou de règle tordue, il y a les règles, qui sont droites, et les règles tordues, qui sont des règles diminuées et plus ou moins inutiles au point de même perdre leur qualificatif de règles. De même, pour Saint Thomas, citant Saint Augustin : « une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi » (Ia IIæ, q. 96, a. 4, resp.), un peu comme un trait tiré à main levée par un enfant ne peut généralement pas être qualifié de droit. « Des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois » (idem). « De telles lois n’obligent pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre » (idem). Il y a, chez saint Thomas, toute une réflexion sur la liberté de conscience, qu’il faut bien distinguer de la désobéissance et de la rébellion. Les lois injustes n’obligent pas en conscience, pourtant, l’ordre social doit être préservé, dans la limite du respect de l’ordre supérieur, qui est le droit de Dieu. C’est pourquoi on doit obéir, même aux lois injustes, sauf si elles commandent un péché.
c. Le jugement, acte propre de la justice
Le jugement, au sens le plus strict, est une opération de l’esprit qui unit un sujet et un prédicat. Par exemple : « le ciel est bleu » ; cette être qui est le ciel est prédiqué de cette qualité d’être céruléen. Le jugement, fondamentalement, unit. On a souvent cette représentation de la justice sous l’apparence d’une femme avec un bandeau sur les yeux, une balance dans une main et, dans l’autre, une épée. De là vient cette idée que la justice tranche. En réalité, la justice décide, elle décide au moyen du jugement. Mais ce n’est pas un acte de séparation : la distinction du vrai et du faux ne sépare pas l’un et l’autre car la fausseté n’a pas de consistance, elle n’est qu’un moyen de désigner une absence de vérité. La décision et le jugement unissent, en réalité ; ils unissent un sujet : ce qui est, avec ce qu’il est, afin d’établir la vérité. C’est le diable qui, étant menteur, est aussi diviseur ; c’est d’ailleurs le sens étymologique de son nom grec : δια-βάλλω. Et parce que le jugement unit, l’exercice de la justice a un rôle pacificateur.
Le Christ, « juste juge » (liturgie des défunts), bien avant de séparer les brebis des loups, donne à connaître la vérité déjà dans cette vie. Rappelez-vous l’épisode de la Samaritaine, racontée dans l’évangile de saint Jean, au chapitre 4 : « venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’avais fait » (v. 29). C’est en cela qu’il est pacifique. La samaritaine s’était montrée ironique, moqueuse, aigre, presque, envers cet homme assis auprès du puit de Jacob qui lui promettait de l’eau alors qu’il n’avait pas de quoi en puiser. En répondant sur le ton de la paix, Jésus soulage son aigreur comme un onguent sur une plaie et, après lui avoir dit son péché sans condamnation, il la laisse dans la paix et la joie ; le signe de cette joie, plus forte que la honte, étant la communication à ses compatriotes de son péché – au moins de son état de pécheresse – à la lumière de la grâce de Dieu et l’annonce du Seigneur. Le jugement du Seigneur : « Vous avez eu cinq maris, et maintenant celui que vous avez n’est pas votre mari » (v. 18) réconcilie la samaritaine avec elle-même : son présent et son passé, sa vie et sa conscience. En cela, le jugement droit et pacifique a dès le monde présent une portée eschatologique. Un acte propre de celui qui est la Vérité-même (Jn. 14, 6) est de donner à connaître les choses.
Cela nous conduit à la seconde partie de notre exposé, mais avant de l’aborder, penchons-nous sur ce qui est opposé à la vertu de justice.
d. Les péchés et les vices contraires à la justice
Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, distingue trois sortes de biens : les biens extérieurs, matériels, les biens du corps et les biens de l’esprit. Selon cette distinction, je vous propose de dresser une typologie des péchés contre la justice, qui n’est pas celle que dresse saint Thomas, mais je pense qu’elle vous sera plus utile ici.
Contre les biens extérieurs, saint Thomas identifie les péchés de vol et de rapine, c’est-à-dire le viol avec violence, on parlerait de racket aujourd’hui. Il y a encore la fraude ou l’escroquerie.
Contre les biens du corps, il y a, en premier lieu, l’homicide. Ce cas connaît néanmoins des exceptions : il y a une légitime défense de ses biens et, plus encore, de sa propre vie ou de celle de ses proches, même si cela doit conduire à la mort de l’assaillant (CEC no 2264, citant s. Thomas). La défense de la vie d’autrui au prix de la vie de l’agresseur est même le devoir grave de ceux qui ont la charge de protéger la société. Jusqu’à une période récente, le Catéchisme admettait la légitimité de la peine de mort comme ultime recours, le pape François a fait modifier cet article (no 2267). Parmi les péchés d’homicide, il faut aussi ranger l’avortement, l’euthanasie et le suicide. On compte encore, parmi les péchés contre le corps humain, les coups, la mutilation, la séquestration.
Contre les biens de l’âme, c’est-à-dire les injustices en paroles, on compte le jugement usurpé, c’est-à-dire celui qui est donné alors que l’on n’a pas à juger. Saint Thomas, citant un commentaire du Deutéronome par saint Grégoire le Grand, apparente l’usurpation du jugement à celui qui fauche un champ de blé qui ne lui appartient pas. On compte encore le mensonge, l’injure, la diffamation et la médisance (secrètes) ainsi que la calomnie (publique), etc.
Saint Thomas fait de la réparation de l’injustice – que l’on nomme précisément la restitution – une condition nécessaire à la réparation du péché commis. Le confesseur peut mettre la restitution comme condition à l’absolution, si elle est possible – il y a des exceptions, notamment pour ceux qui ont eu des revenus malhonnêtes desquels ils ont tiré leur subsistance.
La restitution doit être identique à ce qui a été soustrait, cela suppose une égalité quantitative, sinon matérielle. Si j’ai volé une voiture pour la vendre, je dois donner l’argent pour rétablir la justice, mais pas plus, nonobstant le fait qu’une amende puisse être imposée pour réparer l’atteinte au bien public, ou encore l’obligation de couvrir les frais de justice. Mais on ne doit pas rendre plus, comme avec des intérêts ; la loi civile peut le prévoir, mais ce n’est pas une obligation de droit naturel. De même pour les péchés de la langue, on n’est pas tenu de faire l’éloge dithyrambique de la personne que l’on a calomniée, il suffit de rétablir la vérité, autant que possible. On raconte cette histoire de la vie de saint Philippe Néri. Une dame avait l’habitude de confesser le péché de médisance. Un jour, pour la convertir, saint Philippe lui imposa, comme pénitence, de plumer un poulet sur les marches de l’église – c’était une dame du monde et on était au XVIe siècle ! Ça a certainement été très humiliant pour elle ! Une fois cela fait, elle retourna voir le saint, qui lui dit qu’il fallait désormais ramasser les plumes. « Oh ! Mais elles ont été dispersées par le vent, c’est impossible ! s’écria la dame. – Eh bien, répondit le saint, il en va de même de vos médisances, alors corrigez-vous ».
Voilà pour les péchés contre la justice, on en vient rapidement à ses vertus annexes avant de passer à la seconde partie.
e. Les vertus annexes à la justice
Le traité de la justice est très vaste chez saint Thomas, c’est le plus étendu de ceux consacrés aux vertus cardinales. La justice compte parmi ses vertus annexes, c’est-à-dire celles qui y sont comme affiliées, l’obéissance, la gratitude, le respect, l’amitié, etc. Mais il y en a une en particulier sur laquelle je voudrais attirer plus avant votre attention, puisqu’il est impossible de les étudier toutes.
Puisque la justice est la vertu constitutive de l’ordre social, il convient qu’elle s’applique aussi à nos relations à Dieu. Nous avons une relation avec Dieu, c’est la grandeur des chrétiens. Notre Dieu n’est pas un colosse qui nous écrase, nous sommes capables d’aller vers lui et, plus magnifique encore : lui vient vers nous. Nous existons pour Dieu, nous avons une communication réciproque. C’est justement le rôle de la vertu de religion, annexe à la vertu de justice, qui vise à rendre à Dieu ce qui lui est dû : le culte. Cette vertu a donc aussi ses actes propres, notamment la prière, l’adoration et bien sûr, l’acte suprême du sacrifice. Il y a aussi des péchés opposés à la religion, comme la superstition, l’idolâtrie, la divination, etc. Il est important de penser au fait qu’on ne rend pas un culte à Dieu parce qu’on le veut bien : c’est un devoir de justice.
Cela nous amène à envisager la place de cette vertu dans notre organisme spirituel.
2. La place de la justice dans notre organisme moral
La morale, chez saint Thomas, « est moins la science du péché mortel à éviter, que celle des vertus à pratiquer » (Réginald Garrigou-Lagrange, La synthèse thomiste, p. 443) : contrairement aux « moralisateurs » obnubilés par le péché, le moraliste qui se met à l’école de l’Aquinate se concentre avant tout sur les vertus, et, de façon secondaire seulement, sur les péchés qui leur sont contraires. La morale ainsi abordée est une discipline éminemment positive, centrée sur la pratique du bien qui culmine dans la vertu de charité, qui est la plus grande, et non sur une liste d’interdits rigides, arbitraires et absconds.
a. La justice dans nos rapports à autrui
Cicéron, que cite saint Thomas dans la Somme théologique, dit que « c’est dans la justice que la vertu brille de son plus vif éclat, car c’est à cause d’elle que les hommes sont appelés bons ». Aristote, quant à lui, cite dans l’Éthique à Nicomaque Théognis de Mégare, selon qui « dans la justice se trouve la somme de toutes les vertus ».
« La justice est la plus “objective” de nos vertus morales [on l’a vu]. Cela provient de ce que son objet a en lui-même sa consistance. “Fort” ou “tempérant” sont toujours les qualifications d’une personne ; on ne mettra pas ces mots au neutre, comme s’il y avait une certaine réalité indépendante de la personne qui soit l’objet de la force ou de la tempérance. Au contraire, en disant “le juste” on peut bien désigner aussi une personne, au masculin, à raison de son attitude morale ; mais on peut mettre ce mot au neutre : “juste”, “ce qui est juste”, au sens d’une certaine donnée objective qui s’établit indépendamment de l’agent moral et à laquelle l’agent moral doit précisément s’adapter, “s’ajuster”. » (Michel Labourdette, Grand cours de théologie morale, la justice, p. 23).
La justice vient donc régler nos actes envers cet autre qui ne dépend pas de moi, contrairement à un objet inanimé ou même un végétal ou un animal, dont je peux disposer sans injustice, et dont je peux faire dépendre l’existence de la mienne. L’étude de cette vertu morale vient manifester que le prochain jouit de quelque chose qui le rend intouchable, séparé de la dépendance à ma volonté, alors que, pourtant, je peux avoir une relation avec lui. Le prochain n’est pas sans rapport avec moi, au contraire : il est un alter ego, un autre moi ; le respect de son altérité semble la condition nécessaire de notre relation.
« Cette doctrine met en relief l’extériorité de l’objet de la vertu de justice. […] Cette vertu prend comme mesure des actes qu’elle nous commande, un objet extérieur – le droit d’autrui. Cette extériorité de l’objet lui permet de s’imposer, non seulement à un individu, mais simultanément et de façon identique à une multitude. À tous il commande la même attitude, et ainsi engendre-t-il un “ordre social”. Il crée entre tous un rapport, un lien sociétaire. Toute une sociologie, au sens moderne du mot, découle de la conception thomiste de la justice. C’est assurément une sociologie chrétienne. » (Joseph Thomas Delos, introduction au traité de Saint Thomas d’Aquin sur la justice dans la Somme théologique)
L’homme, en effet, n’est pas fait pour être seul. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn. 2, 18), c’est une exigence de sa nature. L’homme est un être qui a besoin de relation avec ses semblables. Mais tout homme a des besoins et des souhaits, tous doivent donc s’entendre pour que la vie commune soit possible.
« C’est cette réciprocité-là qui fait subsister la cité : car les hommes cherchent soit à répondre au mal par le mal, faute de quoi ils se considèrent en état d’esclavage, soit à répondre au bien par le bien, sans quoi aucun échange n’a lieu, alors que c’est pourtant l’échange qui fait la cohésion des citoyens. Et c’est pourquoi un temple des Charites se dresse sur la place publique : on veut rappeler l’idée de reconnaissance, qui est effectivement un caractère propre de la grâce, puisque c’est un devoir non seulement de rendre service pour service à celui qui s’est montré aimable envers nous, mais encore à notre tour de prendre l’initiative d’être aimable. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, 1132b30 et suiv.).
La vertu de justice n’a donc pas pour but de régler toutes les relations humaines, mais seulement les plus nécessaires à l’ordre social : celles qui sont ses conditions de possibilité.
« La justice crée un ordre tout à fait distinct de l’ordre de la charité ; elle est essentiellement la vertu constitutive de l’ordre social. Mais dans la conscience chrétienne, la justice s’éclaire des lumières de la foi. Elle voit sous un jour nouveau les fins de la vie en société. […] Se mettre hors de la justice, c’est se mettre hors de l’ordre social ; mais pour une conscience chrétienne, c’est se mettre hors de l’ordre chrétien. » (Delos, ibidem).
Or, la fin de l’ordre chrétien, c’est la cité de Dieu, qui se trouve au ciel, mais dont il faut préparer dès ici-bas l’établissement par la charité, afin d’y être accueilli parmi les élus. Il apparaît donc, dès lors, que non seulement la vertu de justice a sa place dans l’ordre chrétien, en ce qu’elle prépare et permet les relations de charité, mais qu’il y a, sous ce rapport-là, un sens chrétien de la justice ; celui qui, en réglant les rapports avec l’autre, rend à chacun ce qui lui est dû : la possibilité de bénéficier des promesses de salut données par le Christ.
b. La justice dans notre vie spirituelle
Dans son commentaire des psaumes, saint Thomas d’Aquin accorde à la justice une place singulière.
Quand nous louons Dieu par les psaumes, en effet, nous vivons d’une foi affermie par l’admiration de la création, qui sert à démontrer l’existence de Dieu elle-même, comme le dit saint Paul aux Romains. Lorsque nous confessons que nous sommes pécheurs, et demandons à Dieu les secours dont nous avons besoin, nous témoignons de notre espérance. Quand nous acclamons la gloire de Dieu et son infinie sainteté, nous proclamons qu’il n’est rien de meilleur que lui et irradions ainsi de charité. Enfin, lorsque nous nous soumettons avec confiance aux dessins de la providence, nous faisons œuvre de justice. Saint Thomas associe la justice aux trois vertus théologales, rien que ça !
Et, sous un certain rapport, on peut en effet dire que la pratique de la justice vient couronner notre vie chrétienne ici-bas. Non parce que la justice est la plus grande des vertus : cette place revient à la charité, on l’a déjà dit, mais parce que dans l’ordonnancement du monde matériel, ce qui donne le plus de ressemblance visible avec Dieu, c’est sans doute l’harmonie et la paix, qui sont le fruit de la justice, dont l’acte propre consiste à vouloir rendre à chacun ce qui lui revient. « Nous [ne] voyons actuellement [que] de manière confuse, comme dans un miroir », dit encore saint Paul.
Le fait d’être rassasié, c’est-à-dire de ne manquer de rien, est justement la béatitude promise aux justes par Jésus dans le sermon sur la montagne ; et à ceux qui seront persécutés pour cela, Jésus promet encore le royaume des Cieux lui-même. Les justes, en effet, sont ceux qui, en voulant sans cesse rendre à Dieu ce qui lui revient, veulent tout disposer selon sa volonté. Dans le langage biblique, toutefois, la justice ne désigne pas tant la vertu cardinale que la sainteté. C’est pourquoi nous n’avons pas fait une étude détaillée de la justice dans l’Écriture sainte dans le cadre de ce parcours sur les vertus : nous ne parlons pas de la même chose. Mais sainteté et justice ne sont pas sans rapport : si la Bible se sert d’un mot pour désigner l’autre, c’est qu’il doit y avoir une raison. Rappelez-vous la sentence de Théognis de Mégare citée par Aristote : dans la justice est la somme de toutes les vertus.
À la béatitude des justes, saint Thomas associe la quatrième demande du « Notre-Père » : « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Les justes ne veulent que ce qu’il leur faut : « notre pain », quand il le faut « notre pain quotidien » ; ils ne veulent ni plus ni moins.
Nous avons parlé tout à l’heure de la gratitude, comme vertu annexe à la justice. En demandant chaque jour ce dont nous avons besoin, nous sommes poussés à nous enraciner dans cette vertu. C’est justement parce que l’enracinement dans la dépendance à autrui est une chose difficile à accepter que, à cette demande du « Notre-Père », on associe la force, non la vertu – puisque c’est la justice – mais le don du Saint-Esprit.
⁂
Pour terminer, je voudrais vous faire remarquer que, dans l’ordinaire de la messe, on invoque abondamment les vertus théologales, évidemment, mais assez peu les vertus cardinales, sauf la justice, qui est mentionnée deux fois. La première fois, c’est avant la préface, quand les fidèles répondent « cela est juste et bon », affirmation reprise par le célébrant : oui, il est juste et bon de te rendre grâce. Souvenez-vous que la religion est une vertu annexe à la justice. La seconde, c’est après la consécration, dans le canon romain, lorsqu’on parle « d’Abel le juste », qui fut le premier à offrir un sacrifice agréable à Dieu. Je laisse cela à votre méditation.
Giovanni Gasparro : Speculum Iustitiae