Les deux lectures et le psaume que nous venons d’entendre ont un thème commun : l’opposition entre ceux qui se tournent vers Dieu de tout leur cœur et ceux qui mettent leur confiance dans les créatures. La première lecture, tirée du livre du prophète Jérémie, ainsi que le psaume, le tout premier du psautier – nous en avons déjà parlé il y a deux semaines, souvenez-vous – renvoient dos à dos ces deux figures, promettant à ceux qui se confient dans les créatures, fussent les hommes, l’échec de leurs aspirations, tandis que l’abondance et la prospérité sont promises à ceux qui ancrent leur espérance en Dieu seul. Dans l’évangile, saint Luc rapporte une parole de Jésus qui reprend cette opposition, faisant du pauvre Lazare un exemple de vie toute donnée à Dieu tandis qu’il dépeint le riche comme celui qui n’accorde d’importance qu’aux biens de la terre.
En ce temps de carême, qui doit être un temps de conversion et de purification, la sainte liturgie vient offrir à notre méditation cette dichotomie entre l’amour des biens du monde, qui mène à la ruine, tandis que la recherche des biens d’en haut mène à la prospérité. Et cela peut paraître paradoxal : d’une part car on ne voit pas en quoi ces deux voies s’opposent nécessairement – ne pourrait-on pas, en effet, rechercher à la fois l’abondance sur terre et le bonheur au ciel ? – et d’autre part car il n’est pas évident de se faire une idée de la prospérité et du bonheur autrement que par la jouissance de biens temporels. Difficulté assumée par l’Écriture sainte elle-même, qui prend pour figure du bonheur éternel des éléments de prospérité matérielle : un arbre planté près d’un ruisseau qui reste vert malgré la sécheresse et qui porte de nombreux fruits.
Pour bien comprendre cette problématique, il faut faire, comme toujours, des distinctions. L’espérance, en effet, a deux objets, elle porte sur deux choses : elle porte sur le bien que l’on espère obtenir – qui a raison de fin – et elle porte sur le moyen par lequel on espère obtenir ce bien. Or, il y a des fins qui sont des fins intermédiaires et qui, dans un ordre plus vaste, servent de moyen. Par exemple : pour avoir une voiture – c’est la fin que je recherche – je vais apprendre à conduire et économiser de l’argent pour en acheter une – ce sont les moyens. Mais cette fin d’avoir une voiture s’inscrit dans un ordre plus grand : pouvoir travailler, pouvoir aller rendre visite à ma famille, pouvoir aller à la messe ! Et dans cet ordre-là, le fait d’avoir une voiture n’est qu’un moyen et non une fin.
La fin, vers laquelle toute notre vie doit converger, c’est Dieu. Il ne peut pas y avoir d’autre fin, ultimement, pour l’homme. Ceux qui n’ordonnent pas toute leur vie à Dieu ne peuvent pas être heureux, non pas parce que Dieu les rejette, mais parce qu’eux même poursuivent des biens qui sont, par nature inférieurs et périssables : biens dont ils seront donc un jour ou l’autre privés – et si ces biens peuvent durer, c’est nous qui ne manquerons pas de mourir – comme cet homme riche qui n’a pas pu faire passer sa pourpre et son or à travers sa propre mort.
En revanche, il est légitime de se servir de tous les bien honnêtes de ce monde comme moyens, s’ils sont destinés à nous faire parvenir un jour à notre fin ultime, comme lorsqu’on se sert de sa voiture, durement acquise et chèrement entretenue, pour aller à la messe. Nous sommes mêmes invités à nous servir des biens de ce monde pour grandir dans la charité, c’est ce qu’il se produit quand nous faisons l’aumône, par exemple. Nous sommes appelés, en effet, à nous soutenir les uns-les-autres, comme les différents membres de l’unique corps du Christ ; c’est pourquoi il est très bon de placer une part de son espérance dans le secours de nos frères. C’est, en particulier, ce qu’il se passe lorsque nous prions les saints, hommes comme nous, à qui nous demandons justement, d’une façon ou d’une autre, la grâce de ne jamais être séparé de Dieu.
Mais il est encore légitime de demander des biens purement corporels. C’est ce que faisait d’ailleurs Lazare quand il mendiait, et c’est ce que nous faisons à chaque messe, lorsque nous demandons notre pain quotidien.
Il n’est donc pas illégitime de placer son espérance dans les biens de ce monde, à condition qu’ils soient justement ordonnés au bien suprême, qui est Dieu. En ce temps de carême, les privations et les efforts que nous sommes invités à consentir, de même que l’abondance des fêtes de Pâques qui arriveront dans quelques semaines, n’ont qu’un seul et même but : tourner toute notre âme, tout notre corps, tous nos désirs, tous nos soupirs, tous nos souhaits, d’une façon ou d’une autre vers Dieu.
Amen.