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30e dimanche du temps ordinaire (A)

 Le passage de l’évangile dont nous venons de faire la lecture se déroule vers la fin de la vie terrestre de Jésus, alors que la tension qui l’oppose aux différents courants du judaïsme antique est à son comble ; c’est peu après cet évènement que les chefs des juifs se mirent à comploter pour le faire tuer. Jésus vient, en effet, de réfuter la doctrine des sadducéens, selon laquelle il n’y aurait pas de résurrection – c’est le premier verset que nous avons lu. C’était d’ailleurs un des points de divergence entre les sadducéens et les pharisiens. Voilà maintenant que c’est un pharisien, un docteur de la loi, nous dit l’évangile, qui pose une question : « quel est le plus grand des commandements ? ».

Vous savez tous, en effet, que la loi donnée par Dieu aux juifs, par la médiation de Moïse, comprenait de nombreux préceptes et notamment les fameux Dix commandements ; c’est ce qui est raconté dans le livre de l’exode, d’où est tirée la première lecture de cette messe. C’est à ces grands commandements que fait référence Jésus. Oui mais voilà, s’il y en a dix, dix commandements si solennels qu’ils étaient gravés sur des tables de pierre, comme pour ne jamais s’altérer et disparaître, pourquoi Jésus n’en mentionne-t-il que deux ?

C’est que ces dix commandements peuvent être regroupés en deux catégories. La première concerne notre rapport à Dieu : ce sont les trois premiers commandements : n’adorer que Dieu, et pas le chocolat, comme l’a bien dit le Père André dimanche dernier, toujours respecter le nom de Dieu, toujours sanctifier, c’est-à-dire réserver, le jour que le Seigneur veut que nous lui consacrions. Ce sont ces trois commandements que Jésus résume en un seul : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit ».

La seconde partie des Dix commandements concerne, quant à elle, le rapport que nous avons avec notre prochain : ne pas mentir, ne pas tuer, ne pas détruire, ne pas se servir d’autrui pour assouvir nos passions, ne pas réduire l’autre à l’état de chose, à l’état d’objet, au service de notre plaisir ; c’est ce que Jésus résume dans la maxime : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Aimer le prochain comme soi-même… Le prochain, en effet, est cet autre que moi, qui est comme moi, mais qui n’est pas moi. Il est un « alter ego », un « autre moi », littéralement. Le prochain, c’est celui qui nous est irréductible : il ne se définit pas par rapport à nous, par rapport à ce que nous en attendons et c’est pourquoi il ne peut nous être subordonné. Et en même temps, il nous ressemble au point de nous être égal en tout, sauf dans le fait qu’il est lui-même et que nous sommes nous-mêmes. Le respect que nous avons pour les uns pour les autres dit quelque chose du respect que nous avons pour nous-mêmes, et du respect que nous avons pour Dieu.

« De ces deux commandements – ajoute Jésus – dépend toute la loi et les prophètes ». « La loi et les prophètes », dans le vocabulaire juif, c’est toute l’Écriture sainte. Toute la loi, tout ce qui est dit de Dieu et de notre lien avec lui, peut être résumé dans ces paroles du Christ : aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même pour l’amour de Dieu. Nous reconnaissons là, chers amis, la définition de la vertu de charité.

« La charité – en effet, dit le Catéchisme de l’Église catholique – est la vertu théologale par laquelle nous aimons Dieu par-dessus toute chose pour Lui-même, et notre prochain comme nous-mêmes pour l’amour de Dieu ». La charité est une vertu théologale, c’est-à-dire qu’elle est une disposition à nous tourner vers Dieu, disposition que Dieu lui-même introduit dans notre âme. Il y a trois vertus théologales : la foi, par laquelle nous connaissons Dieu, l’espérance, par laquelle nous attendons de lui tout ce qui doit nous aider à aller vers lui, et la charité, par laquelle nous l’aimons et aimons notre prochain en raison de l’amour de Dieu. On avait demandé à Jésus : « mais qui est mon prochain ? » ; Jésus avait alors livré la magnifique parabole du Bon samaritain pour y répondre : le prochain, c’est celui qui avait eu pitié du pauvre malheureux abandonné sur le bord du chemin, c’est celui qui avait fait miséricorde. Et on entend souvent la miséricorde comme un vague sentiment de compassion, mais c’est en réalité bien plus que cela, et c’est pourquoi on parle de faire miséricorde : la miséricorde s’exerce, en effet, en acte, par des œuvres.

« Il n’y a pas d’amour – disait le poète Pierre Reverdy – il n’y a que des preuves d’amour ». L’amour véritable, ce n’est pas un sentiment, c’est un acte ; un acte de la volonté qui est d’autant plus parfait qu’il porte sur quelque chose de parfait. C’est pourquoi le modèle de tout amour est l’amour de Dieu.

Qu’est-ce alors qu’aimer Dieu ? En quoi cela consiste-t-il ? On oppose souvent la loi évangélique, la loi de l’amour, à la pratique des commandements, en disant que le plus important, c’est l’amour. Oui, en effet, le plus important c’est l’amour, mais l’amour vrai. Or, les préceptes évangéliques, mais aussi les dix commandements, sont justement là pour nous guider sur le chemin de l’amour véritable, c’est-à-dire de l’amour de Dieu ou de l’amour de ce qui mène à Dieu, et non de la satisfaction de nos convoitises.

« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, dit le Seigneur » ; c’est justement le verset que nous avons chanté avant d’entendre l’évangile. « Il gardera ma parole » : il n’agira pas contre elle, mais conformément à elle. La première lecture, quant à elle, tirée du livre de l’Exode, comme nous l’avons souligné, nous donne des exemples d’actes qui rendent l’amour du prochain réel et, de ce fait, réalisent aussi l’amour que nous devons avoir pour Dieu : ne pas accabler les faibles, comme les immigrés, les veuves, les orphelins ; ne pas prêter de l’argent avec intérêt, ne pas accepter de recevoir en gage ce dont notre prochain a besoin pour vivre. Certes, le plus important, dans tout cela, c’est l’amour, mais quel serait cet amour qui méprise, qui utilise, qui profite, qui instrumentalise l’autre ?

L’amour de Dieu ne se peut donc pas comprendre en dehors de la pratique des commandements, en dehors de la réalisation des œuvres qui nous sont demandées : ne vouer un culte qu’à Dieu ou à ses saints pour l’amour de lui, et non aux puissances des ténèbres, comme on le voit en cette période de l’année, sanctifier le jour du Seigneur, par l’assistance à la messe, etc. Il s’agit certes là d’une pratique aimante et non servile. « Nous étions esclaves de Pharaon et le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte par la force de sa main », ce sont les paroles du livre du Deutéronome que nous répétons chaque année avant les fêtes de Pâques. Nous étions esclaves du diable dans le péché, mais le Seigneur nous en a fait sortir par sa Passion, c’est-à-dire par l’amour qu’il mit en œuvres pour nous. On ne peut négliger la pratique des bonnes œuvres au motif que l’on a de bons sentiments. Jésus lui-même nous en a donné l’exemple, démontrant par ses œuvres et sa patience, l’amour qu’il a eut pour nous, allant jusqu’à laisser clouer sur un infâme morceau de bois les mêmes mains par le toucher desquelles il avait guéri les malades et ressuscité les morts. En se laissant priver de ce par quoi il agissait : ses mains, il fait encore une œuvre en faveur de notre salut, et cela doit en même temps nous faire comprendre que la pratique des commandements n’est pas un activisme, et que la patience de supporter ce qu’il y a de pénible pour l’amour de Dieu et du prochain est déjà un acte salutaire.

« Je t’aime Seigneur », avons-nous chanté avec le psalmiste. Je t’aime et tu m’aimes. Mais comment se caractérise cet amour ? Tu es « ma force », avons-nous encore chanté, « tu es mon roc, ma forteresse, le rocher qui m’abrite, mon bouclier, mon arme de victoire ! » Dieu nous aime quand nous marchons à sa suite, c’est-à-dire quand nous faisons l’effort de mettre un pied devant l’autre pour marcher sur le sentier. Et c’est alors qu’il nous donne tous les secours dont nous avons besoin. Dieu ne nous commande pas l’impossible, mais il nous commande de faire tout notre possible, et de compter sur sa grâce pour le reste. Voyez comment saint Paul fait l’éloge des Thessaloniciens, qui se sont détournés des idoles qu’ils adoraient jusque-là. Il ne faut pas, cependant, penser que cette conversion fut facile : « vous avez accueilli la parole au milieu de bien des épreuves », ajoute, en effet, saint Paul. Mais le Seigneur affermis ceux qui le cherchent, c’est ce que nous avons dit dans l’antienne d’ouverture de cette messe.

Dieu nous affermit par sa grâce. Or, la grâce nous est donnée principalement par les sacrements, c’est-à-dire par les signes que Jésus a institués lui-même à cette fin, notamment le sacrement de pénitence, qui relève ceux qui ont chuté sur une pierre, et l’eucharistie, qui nourrit ceux qui parcourent le chemin. L’amour de Dieu est indissociable de notre pratique sacramentelle ; les œuvres que nous avons à accomplir pour nous inscrire dans l’amour de Dieu sont donc avant tout celles-là ou bien celles qui nous y préparent ou nous y donnent accès. « Seigneur, pour que nous puissions obtenir ce que tu promets, fais-nous aimer ce que tu commandes ». Pour que nous puissions obtenir ce que tu promets, c’est-à-dire la vie éternelle, fais-nous aimer ce que tu commandes ; c’est la prière que nous avons faite à l’ouverture de cette messe et c’est, en effet, la grâce qu’il faut demander à Dieu en ce dimanche.

Amen.