Il y a très exactement sept mois, le 6 janvier, nous fêtions l’Épiphanie du Seigneur. L’Épiphanie – nous allons le répéter encore une fois – signifie la « manifestation », le terme est formé du verbe grec « φαίνω », qui signifie « briller », avec le préfixe « ἔπι » : « au-dessus » ; ce qui « brille au-dessus », comme l’étoile qui avait guidé les Mages depuis l’Orient, c’est bien ce qui se manifeste. La fête de l’Épiphanie commémore les trois grandes manifestations du Christ au monde : la première – et celle à laquelle on pense tout de suite en parlant de l’Épiphanie – est l’adoration des Mages ; la deuxième est le premier miracle de Jésus, opéré aux noces de Cana, lorsqu’il changea l’eau en vin ; la troisième, enfin, est le baptême du Seigneur dans le Jourdain par Jean le Baptiste, au cours duquel la voix du Père se fit entendre depuis les cieux. Les fêtes de l’Épiphanie commémorent ces trois évènements et, tout comme les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas qui étaient en fait quatre, les trois épiphanies sont quatre elles aussi.
Nous venons, en effet, de lire le récit que saint Matthieu fait de la Transfiguration du Seigneur : Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, qui étaient sans-doute ses plus proches disciples parmi les apôtres, les emmena à l’écart sur une montage et leur donna à voir un aperçu de sa gloire. Il est intéressant de remarquer que saint Matthieu, auteur de l’évangile que nous avons lu, n’assista pas à la scène ; pas davantage saint Marc et saint Luc, qui racontent aussi cet évènement. Saint Jean, quant à lui, qui était en revanche présent, n’en parle pas dans son évangile. Saint Pierre est le seul à avoir assisté à cet évènement hors du commun et en avoir donné un récit écrit succinct dans une lettre que nous avons lue au début de cette messe.
Cela nous conduit à nous interroger sur la notion de témoignage. Qu’est-ce qui rend un témoin légitime ? Et plus particulièrement, qu’est-ce que le témoignage chrétien ?
Le mot « témoin » a deux sens. Il désigne, tout d’abord, celui qui relate ce qu’il a vu ou entendu : il transmet sous le mode du récit ce qu’il a reçu directement sous le mode de l’expérience. En ce sens, le témoignage est de l’ordre de la parole. Mais le témoin, c’est aussi un repère placé parmi des éléments en mouvements, justement pour estimer leur changement, comme un curseur sur une jauge par exemple, ou encore un échantillon préservé des altérations faites dans un certain milieu ou dans un certain ensemble. En ce sens, le comportement du témoin : le témoignage, est d’ordre matériel.
On peut donc témoigner par la parole, mais on peut encore témoigner par des actes. Et pour s’en convaincre, il faut nous pencher sur l’enchaînement des témoignages que le passage de l’évangile que nous venons de lire place sous nos yeux.
Il y a le témoignage du Père, qui dit : « celui-ci est mon fils bien-aimé », ce Père qui a tant aimé le monde qu’il a agi en lui donnant son fils unique. Voilà son témoignage. Et il y a le témoignage du Fils : c’est tout l’évangile ; Jésus a prêché la bonne nouvelle et a réalisé la rédemption du genre humain.
Il y a le témoignage de Moïse et d’Élie. Moïse, c’est le législateur par excellence : c’est par lui que la loi fut donnée au Peuple de Dieu. Élie, c’est le prophète par excellence, ardent défenseur de la gloire de Dieu, qui combattit les adorateurs du démon au péril de sa vie.
Et puis il y a le témoignage des trois disciples. Pierre, Jacques et Jean : tous trois auteurs de livres appartenant au canon des Écritures ; tous trois prédicateurs, donc, tous trois prêchant ce qu’ils avaient vu, tous trois témoins. Mais tous trois témoins aussi en actes, parcourant le monde méditerranéen après la Pentecôte pour y fonder des Églises, tous trois allant jusqu’à la prédication suprême : l’offrande de leur propre vie dans le martyre, à ceci-près pour Jean qu’il ne mourut pas de son supplice. C’est d’ailleurs le mot grec pour « témoin » : « μάρτυρος », qui a donné le mot français « martyr ».
Quelle prédication plus efficace, en effet, que celle du don de sa vie ? Il ne s’agit pas nécessairement du don de sa vie jusqu’à la mort, mais du don de sa vie dans le sens d’une conformation de tous les aspects de notre vie à la parole du Christ. Le témoin, en effet, doit restituer fidèlement ce dont il rend témoignage – fidèlement, c’est-à-dire digne d’y accorder de la foi. La lumière de la gloire divine qui illumina les apôtres se change alors en lumière de la foi, qui vient illuminer tous les croyants.
« D’où tu parles ? », lançait-on en 1968. En réalité, le plus important dans le témoignage n’est habituellement pas tellement la qualité de celui qui parle mais le fond de ce qu’il dit, ainsi que ce qui vient attester ce qui est dit, c’est-à-dire la façon dont il le vit. Il ne s’agit pas simplement du regard des autres, mais aussi du regard de notre conscience sur nous-mêmes. Suis-je un témoin fidèle ? Autrement dit : est-ce que je reflète fidèlement la lumière que j’ai reçue ? Lumière de mon baptême et de ma confirmation, de mon mariage ou de mon ordination, de toutes les grâces que j’ai reçues ? Le Christ, en effet, continue à se manifester au monde par nos témoignages. Là encore, il ne s’agit pas que du regard des autres, mais encore et surtout de la mission que nous avons, comme chrétiens, de faire advenir le Christ en nous. Nous devons vivre de lui et attirer sa présence en nous par la grâce. Or, la grâce nous est principalement donnée par les sacrements.
Les sacrements, en effet, sont des signes établis par le Christ pour que ceux qui les accomplissent reçoivent sa présence en eux. Il ne suffit donc pas de croire, encore faut-il pratiquer les œuvres qui nous font marcher à la suite du Christ, non seulement dans la pratique des sacrements, à commencer par la confession régulière et la participation à l’eucharistie, mais encore par la pratique des commandements et des vertus, c’est-à-dire par la pratique de la loi évangélique.
Il viendra un temps, Jésus nous l’enseigne, où nous serons jugés ; il viendra un temps, alors que notre cheminement sur cette terre aura pris fin, où sera examinée la conformité de notre vie à cette loi. Alors on invoquera des témoins : on cherchera toutes les traces de la lumière de Dieu qui aura pu illuminer le monde à travers nous, ce en quoi nous avons fait de notre vie comme une épiphanie, ce en quoi nous avons manifesté le Christ. Alors sera estimé par Jésus la façon dont nous aurons répondu à sa loi et à son amour, alors sera estimée par lui la participation à sa gloire qui nous revient, gloire qui illumina les témoins de la Transfiguration et que nous sommes tous appelés à contempler dans l’éternité.
Amen.