Nous venons de lire, avec le premier texte de cette messe, tiré du livre de la Genèse, le récit du départ pour l’Égypte de Jacob et, avec lui, de tout le peuple d’Israël. Nous connaissons bien le récit de la sortie du peuple hébreux d’Égypte, des siècles plus tard, sous la conduite de Moïse, raconté dans le livre de l’Exode, mais nous connaissons généralement moins bien les évènements qui firent élire l’Égypte comme demeure pour les fils d’Israël.
L’histoire des patriarches, pourtant, est riche d’enseignements car l’Écriture sainte a plusieurs sens. En plus du sens littéral, ou historique, qui est le récit pur et simple des évènements historiques relatés, l’Écriture manifeste également un sens spirituel, qui en révèle la richesse et, à l’intérieur de ce sens spirituel, il y a un sens que l’on appelle allégorique, ou parfois christologique, qui désigne ce que les Écritures nous apprennent du Christ. Et ce sens vaut aussi pour l’Ancien testament, qui annonce depuis l’aube de la Création la venue d’un sauveur.
La fin du passage de la Genèse que nous venons de lire, en effet, m’a toujours marqué : « Maintenant que j’ai revu ton visage, je peux mourir, puisque tu es encore vivant ». Ces paroles de Jacob à son fils Joseph ne sont pas sans rappeler, en effet, les paroles que tint, des siècles plus tard, le vieillard Siméon devant le Temple de Jérusalem, tandis qu’il aperçut l’enfant Jésus que l’on venait y présenter : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s'en aller en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la face des peuples ». Ce sont ces mêmes paroles que nous redisons chaque soir avant de nous coucher, lors de l’office des complies : j’ai vu le Christ, j’ai vu la lumière de Jésus, j’ai connu la Bonne nouvelle, je sais que mon Dieu est vivant et qu’il m’appelle, alors je peux mourir.
L’évangile selon saint Luc, qui parle de la rencontre de la sainte famille avec Siméon, disait que ce dernier était un homme juste, « attendant la consolation d’Israël ». La consolation d’Israël, c’est-à-dire la délivrance de son oppression. Et bon nombre de juifs, même pieux, interprétaient cela de façon très terre à terre, comme la délivrance du joug de l’occupant romain, au temps de Jésus. Mais nous savons, quant à nous, que la libération que vint offrir Jésus est l’affranchissement du péché.
Et il peut être paradoxal, alors, de retrouver des paroles analogues dans la bouche de Jacob à Joseph, puisque, bien qu’attirés en Égypte par la prospérité du pays, les hébreux n’y ont finalement trouvé, au bout de quelques décennies, que l’esclavage. Comment se fait-il que les mêmes paroles furent adressées, d’une part, à Joseph, lui qui fut, bien malgré lui, une des causes de l’esclavage du peuple hébreux, et, d’autre part, à Jésus, le libérateur par excellence ?
C’est que, en réalité, pour venir nous libérer, Jésus à épousé notre condition d’esclave ; il s’est fait homme, il s’est fait semblable à nous en tout point, excepté le péché, mais il en a tout de même payé le prix en passant par la mort. Avant de nous conduire au salut, le Christ s’est fait esclave pour nous, justement pour nous attirer à sa suite dans la gloire : il nous a rejoint le premier pour que nous allions avec lui en réduisant l’esclavage en esclavage, ainsi que nous le chantons dans l’office de la fête de l’Ascension.
Dans le sens analogique de l’Écriture, en effet, tous les patriarches nous disent quelque chose de Jésus. Dans le passage que nous avons lu, Dieu dit à Jacob-Israël : « Ne crains pas de descendre en Égypte ». Ne crains pas d’aller dans ce pays qui n’est pas le tiens, non pas pour t’y complaire, car tu y seras réduit en servitude, mais parce que c’est le chemin que je t’indique. Et Dieu poursuit : « Moi, je descendrai avec toi » ; tu n’y seras pas seul, tu ne seras pas abandonné à moins que tu ne t’abandonnes toi-même en quittant la voie que j’ai tracée pour toi, car, ajoute Dieu : « Moi-même, je t’en ferai aussi remonter ».
Il y a, dans ces paroles du livre de la Genèse, à la fois une annonce de l’Incarnation de Jésus, de sa descente sur la terre, puis de son Ascension, de sa remontée vers le ciel, et à la fois une annonce du mystère de sa Pâque, mystère indivisible de sa descente dans la mort et de sa résurrection, de son retour à la vie, mais une vie transformée, transfigurée, qui laisse désormais se manifester sa gloire.
Ce que l’Écriture sainte nous dit de Jésus, dans son sens analogique, nous dit aussi quelque chose de nous-mêmes ; c’est, cette fois, le sens moral de l’Écriture, un de ses autres sens spirituels. Et ce que nous dit ce passage, comme tant d’autres tellement ce point est fondamental, c’est que nous sommes sauvés par la croix.
Les difficultés que nous rencontrons dans le monde, en effet, surtout en tant que chrétiens dans une société qui ne veut plus l’être, sont une partie essentielle du chemin que Dieu a tracé pour nous. Le Christ n’est pas venu pour nous éviter la croix, il est venu pour nous apprendre à l’embrasser et être sauvés par elle. « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups », nous dit-il dans l’évangile, sous la plume de saint Matthieu, mais « ne crains pas de descendre » au milieu d’eux, « je descendrai avec toi et je t’en ferais remonter ». Comme on affine l’or en le passant dans le feu, Dieu nous purifie du péché en nous faisant passer dans les épreuves.
Mais il nous accompagne par l’Esprit qu’il nous envoie : « Vous serez détestés de tous à cause de mon nom ; mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé ». Voilà la consolation que nous offre Jésus dans les tribulations, la certitude d’être sauvé pour qui s’attache à lui.
Nous qui avons déjà été agrégés à la grande nation du peuple des baptisés, le Peuple de Dieu, demandons-lui, en méditant sur les lectures que nous venons de faire, la grâce de n’avoir toujours en vue que le salut qu’il nous offre, et dont le gage nous a été donnée par sa résurrection. Ainsi, nous saurons triompher de toutes les épreuves en redisant avec Jacob et avec Siméon : « je sais que toi, mon Dieu, tu es avec moi, je sais je peux mourir car tu es mort pour moi et je sais que je serai toujours vivant parce que tu es ressuscité ».
Amen.