Durant l’année scolaire 1919-1920, tandis qu’il donnait son cours de théologie ascétique et mystique à l’Angelicum, la fameuse université romaine tenue par les dominicains, le Révérend Père Garrigou-Lagrange fut abordé par un chanoine belge, président d’une association de lutte contre les enterrements prématurés ; il semble que la teneur de leurs échanges fut plutôt traumatisante pour le pauvre Père Garrigou-Lagrange puisque, plusieurs années après, il évoquait encore sa crainte d’être peut-être un jour enterré vivant. La sépulture, en effet, est normalement une conséquence de la mort, non sa cause : nous sommes mis au tombeau parce que nous sommes morts, non l’inverse. Heureusement !
Ah ! Mais ce matin, saint Paul semble nous dire le contraire : voici que, par le baptême, nous avons été ensevelis avec le Christ et l’avons suivi dans la mort. Nous qui sommes vivants, nous avons été enfouis par le baptême. Chose d’autant plus paradoxale que, lors de la cérémonie du baptême – comme nous le ferons encore tout à l’heure après la messe en baptisant un enfant – nous confessons que, par le baptême, nous recherchons la vie, la vie éternelle. « Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? demande-t-on au futur baptisé à la porte de l’Église, pour ouvrir la liturgie baptismale – La foi. – Que vous procure la foi ? – La vie éternelle ». Quel admirable ordonnancement que celui du rituel du baptême, quelle richesse doctrinale dans ces quelques mots !
Par le baptême nous est offerte la promesse de la vie éternelle, mais le baptême est pourtant un ensevelissement, il est aussi une invitation à la mort. Et pour bien comprendre ce que dit saint Paul aux romains dans le passage de sa lettre que nous venons de lire, il convient de méditer un peu sur ce point.
Il y a, en effet, une similitude, une ressemblance, entre le baptême et l’ensevelissement, par la forme du baptême elle-même. De nos jours, nous baptisons en versant de l’eau sur le front du baptisé, mais, dans l’Antiquité, on baptisait davantage par immersion. Il faut dire que l’on baptisait surtout des adultes. Il ne s’agissait pas simplement de tremper tout le corps du baptisé dans l’eau, comme on le voit parfois… il s’agissait plutôt pour lui de descendre dans la cuve baptismale, la traverser et ressortir de l’autre côté, à l’image des hébreux traversant les abysses de la Mer rouge à leur sortie d’Égypte. La symbolique de l’enfouissement était donc beaucoup plus forte. Et c’est pourquoi on baptise les adultes normalement à la vigile pascale, le Samedi saint, jour où le Christ était au tombeau.
La liturgie baptismale est donc intimement liée à la liturgie pascale. Or, le mystère pascal, c’est le mystère d’un passage. Le passage de la vie à la mort, mais surtout, ensuite, de la mort à la vie. Recevoir le baptême ou avoir été baptisé, c’est avoir mystiquement emprunté ce passage à la suite du Christ. Et ce passage est sans retour. « Le Christ ressuscité ne meurt plus – dit saint Paul – la mort n’a sur lui plus d’empire ». De la même façon, notre passage est sans retour.
Ce qui a disparu pour le Christ, dans le mystère pascal, c’est donc sa mortalité. Revenu à la vie, il ne peut plus mourir. Alors, si nous avons suivi ce même chemin dans le baptême, disparaît aussi pour nous ce qui nous fait mourir, ce qui nous conduit à la mort, ce qui nous use au point de nous détruire, c’est-à-dire le péché.
C’est le péché qui conduit à la décrépitude, c’est lui qui est la cause de notre extinction. La grâce, elle rajeunie et conduit à la vie, la vie éternelle. Le vieil homme dont parle saint Paul, c’est l’état de notre âme avant le baptême qui, bien que parfois très jeune, comme c’est le cas des petits enfants que l’on baptise, est pourtant vouée à la mort. Le vieil homme, c’est encore tout ce qu’il y a en nous qui nous attache de façon désordonnée aux biens de ce monde et qui peut nous les faire préférer à Dieu. Cet homme doit mourir ; il a été condamné par le baptême. Nous, qui sommes baptisés, devrons connaître la mort, mais la mort n’est pas notre horizon. Et en cela, nous avons déjà vaincu la mort. En marchant à la suite du Christ, en effet, nous avons compris que la mort n’est pas une fin ; elle n’est pas notre fin. Cheminant dans le baptême, nous avons été crucifiés avec Jésus, mais ensuite libérés par sa résurrection ; libérés non pour le péché qui mène à la mort mais pour la grâce qui donne la vie.
« Renoncez-vous au démon ? Renoncez-vous à ses séductions ? À ses œuvres ? » Voilà encore ce qui est demandé au futur baptisé avant de lui conférer le sacrement. Marcher dans les pas du Christ, c’est recevoir la promesse de la vie éternelle, mais c’est aussi passer par les renoncements et la croix. Sauf que « la mort du Christ fut une mort au péché une fois pour toutes », nous dit encore saint Paul. Le Christ nous a déjà racheté, il nous a déjà libéré de l’emprise du péché ; non pas du combat qu’il faut mener, mais de l’empire du péché sur nous. Le Christ, en effet, nous soutient par sa grâce.
Jésus n’est pas venu pour nous épargner le combat, il est venu nous pour nous promettre la victoire et nous en donner les moyens afin que nous ayons, comme lui « une vie pour Dieu ».
En nous faisant méditer ce matin sur le sens de notre baptême, saint Paul nous fait nous souvenir que le consentement qui a été le nôtre ce jour-là, même si ce n’est pas nous qui l’avons donné personnellement car nous étions trop petits pour cela, est à renouveler chaque jour. Par ce consentement, nous crucifions une partie de nous-mêmes : celle qui nous cloue au sol de ce monde et nous prive du ciel ; nous y renonçons et la sacrifions. Mais ce renoncement n’est pas une privation : en redisant « oui » chaque jour à Dieu, nous nous mettons sur le chemin de la vie. La ressemblance au Christ acquise par le baptême n’est pas dans la séparation totale du péché, mais dans la détestation totale du péché. Ce qui nous fait, sous ce rapport, ressembler à Dieu, c’est, pour notre volonté, de ne vouloir que Dieu ou les autres choses pour Dieu. C’est ainsi que, achève saint Paul : « en nous regardant mort au péché, nous nous voyons vivants pour Dieu, en Jésus-Christ notre Seigneur ».
Amen.