Comme le faisait remarquer Frédéric Bastiat : il y a ce qu’on voit, mais il y a aussi ce qu’on ne voit pas. Notre attention, en effet, est souvent absorbée par ce qui se trouve sous nos yeux et, de ce fait, notre intelligence éprouve de la difficulté à se porter sur les choses et les mécanismes cachés qui sous-tendent les évènements que nous voyons. Nous avons tendance à négliger ce que nous ne voyons pas et, de ce fait, à parfois en oublier l’existence. Ce qui est évident, c’est-à-dire, étymologiquement, ce qui se voit, s’impose à nous et nous ne perçons pas ce qui est derrière.
La semaine dernière, nous avons parlé des différents sens de l’Écriture sainte et, ce matin, voilà que saint Paul aborde le sujet à nouveau : « Mes frères – dit-il – ces choses ont été écrites pour notre instruction » ; les choses qui sont arrivées au peuple juif ont quelque chose à nous apprendre et il ne s’agit pas simplement de nous apprendre quelque chose des juifs, mais encore quelque chose de nous-mêmes. Sous la motion de l’Esprit saint, qui est l’auteur principal des textes sacrés, les mots choisis par les différents auteurs humains voient leur signification comme s’accroitre ; les récits historiques nous donnent à connaître quelque chose de notre propre histoire, le sens littéral acquiert un sens prophétique.
Et c’est par l’Esprit saint que ce sens spirituel, caché dans le sens littéral, parvient à notre intelligence. « Maintenant, cela est caché à tes yeux – dit Jésus – mais si tu savais… ».
L’épître et l’évangile que nous venons de lire nous racontent deux évènements différents. Saint Paul relate un épisode de la traversée du désert par les hébreux après leur sortie d’Égypte, épisode relaté dans le livre des Nombres. Vous pouvez d’ailleurs remarquer que ce passage du chapitre X de la première épître aux corinthiens commence au verset 6 ; nous lisons les cinq premiers versets de ce chapitre, qui manquent ici, le dimanche de la septuagésime, au moment où nous nous apprêtons nous-mêmes à marcher avec les hébreux dans le désert pour nous purifier des illusions de ce monde. Dans ces premiers versets, saint Paul déplore que tous les hébreux, qui avaient suivi Moïse à travers la mer rouge, préfigurant ainsi le baptême, n’avaient pourtant pas compris le mystère de l’élection divine à l’œuvre en eux. Ils voulurent jouir des biens de ce monde pour eux-mêmes, comme si ces biens n’étaient pas ordonnés à quelque chose de plus grand : la route que Dieu trace devant nous pour nous conduire à la vie éternelle.
Dans l’évangile, cette fois, nous voyons Jésus approchant de Jérusalem juste avant sa passion, juste avant qu’il y fasse sont entrée le jour des Rameaux. Il pleure sur la ville, non de tristesse pour ce qui va lui arriver à lui, mais parce qu’il se trouve encore tant de juifs qui ont vu ou verront les signes annoncés par les prophètes et, pourtant, ne croiront pas ; ce faisant, ils ne répondront pas à l’offre de salut qui leur est faite, qui a même été faite particulièrement pour eux.
Deux évènements distincts : un dans le cadre de la première alliance, l’autre dans le cadre de la Nouvelle ; deux évènements, mais c’est finalement la même histoire : l’histoire qui nous apprend que bien des hommes ne parviennent pas à voir les choses spirituelles derrière les signes qui leur sont donnés. Et ils n’y parviennent pas car ils vivent selon la chair, non selon l’Esprit saint, c’est-à-dire qu’ils font de simples créatures la fin ultime de leur vie : c’est ça l’idolâtrie.
L’idolâtrie, en effet, c’est littéralement le culte des images. Ce n’est pas simplement se prosterner devant des effigies loufoques représentant quelque puissance supposée à qui l’on espère pouvoir extorquer une faveur contre une offrande ; quand on place quoique ce soit au-dessus de l’amour de Dieu, quand on préfère les créatures au Créateur, quand on préfère considérer ce qui est évident mais contingent plutôt que ce qui est caché mais nécessaire, ce péché nous guette.
Pour se détourner de la vie de la chair et vivre selon l’Esprit, il n’est toutefois pas nécessaire de se faire chartreux ! Placer l’amour de Dieu au-dessus de tout, c’est tout ordonner à lui et non nécessairement se priver de tout. C’est pourquoi nous avons l’habitude de prier en nous levant le matin, pour placer la journée qui commence sous le regard de Dieu et implorer son aide afin de la vivre selon sa volonté, et de prier le soir pour remercier Dieu de ses bienfaits et lui demander pardon pour les fautes que nous avons pu commettre. Nous prions de même lors des repas, du travail, des évènements importants. C’est en forgeant que l’on devient forgeron, c’est en vivant des choses de Dieu que son Esprit nous est donné en vue de la vie éternelle.
Car la vie selon la chair, en effet, mène à la mort. « Il viendra des jours – prévient Jésus – où tes ennemis t’encercleront, te feront tomber ainsi que tes enfants ». Jésus prophétisait ainsi littéralement la prise de Jérusalem par les romains en l’an 70 : après un siège, c’est-à-dire un encerclement destiné à couper toute possibilité de ravitaillement, la ville était tombée : ses murailles et le Temple avaient été rasés et une bonne partie de la population avait été massacrée. Mais Jésus décrit aussi ainsi l’état spirituel de ceux qui vivent selon la chair : ils sont encerclés, c’est-à-dire que, petit à petit, il devient de plus en plus difficile pour eux de sortir de leur état qui les mène à la ruine, car « ils n’ont pas connu le temps où ils ont été visités ».
Dieu, en effet, nous visite par sa grâce : il nous donne des occasions de le connaître et de l’aimer en actes. Cela suppose de notre part à la fois une certaine vigilance mais aussi une docilité aux inspirations que nous pouvons recevoir, ainsi qu’un discernement quant aux inspirations que nous croyons recevoir. Mais s’il ne se laisse pas voir, Dieu se laisse prier. Il ne se laisse pas voir justement pour être prié, pour être cherché et aimé librement. Dieu écoute les prières, et il faut le prier de nous apprendre à prier : c’est ce que nous avons demandé dans la collecte de cette messe.
Tous les livres de la Bible ont été écrits pour notre instruction : pour nous apprendre à voir derrière le monde sensible la réalité d’un monde invisible, monde qui existe déjà pour une part mais qui doit encore, pour une autre part, advenir à la fin des temps. Il ne s’agit pourtant pas de rechercher dans l’Écriture sainte les clefs d’un savoir ésotérique réservé à une élite, mais de discerner les enseignements que Dieu offre par elle à tous les hommes, à la lumière de notre intelligence et avec l’aide de l’Esprit saint à l’œuvre à travers la Tradition et le Magistère de l’Église, ainsi qu’en chacun de nous.
Amen.