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Homélie pour la solennité du Sacré-Cœur

 Au moment où nous nous apprêtons à entrer dans l’été, au cours duquel nous allons commencer à égrener la longue série des « dimanches en vert » qui constituent la moitié de l’année liturgique et qui représentent le cours de la vie de l’Église, depuis le jour de la Pentecôte jusqu’au retour du Christ à la fin des temps, voici que, pour cette dernière solennité avant le retour aux dimanches « ordinaires », la liturgie nous replonge, avec la fête du Sacré-Cœur, en plein dans le mystère pascal, le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus. L’évangile, dont nous venons de faire la lecture, en effet, se déroule le Vendredi saint, alors qu’un soldat vint s’assurer de la mort de Jésus en lui transperçant le cœur. « Aussitôt – dit le récit de saint Jean – il en sortit du sang et de l’eau ».

C’est cette scène dramatique qui fit choisir pour antienne à l’aspersion d’eau bénite pendant le temps pascal les paroles prophétiques d’Ézéchiel : « Vidi aquam – J’ai vu l’eau jaillir du temple sur le côté droit, et tous ceux à qui cette eau parvenait étaient sauvés ». Le temple dont il s’agit, c’est le Christ, selon une analogie que fit Jésus lui-même pendant sa prédication, temple d’où jaillit l’eau, symbole de la grâce, et particulièrement de la grâce baptismale, sur laquelle la liturgie du temps pascal met fortement l’accent, et d’où jaillit aussi le sang, sang répandu visiblement pour nous du prétoire de Pilate jusqu’au Golgotha, sang répandu aussi, mais mystérieusement, dans le monde entier par le saint sacrifice de la messe.

Du Cœur transpercé sur la Croix jaillirent donc les sacrements, et de façon manifeste les deux plus grands d’entre eux, que sont le baptême et l’eucharistie. De ce cœur blessé pour nos péchés jaillirent les moyens de notre rédemption, du cœur ouvert du Christ jaillit donc aussi l’Église.

L’Église est un don du cœur du Christ, et, puisqu’elle est son corps mystique, elle se révèle être le don que le Christ fait de lui-même à l’humanité toute entière. Ainsi se révèle le sens de la présence de cette fête au moment où nous entrons dans le temps liturgique qui correspond au cours du développement de l’Église sur la Terre, c’est-à-dire au temps que nous vivons précisément maintenant, depuis deux mille ans et jusqu’à la fin des temps, tandis que, depuis l’avent, nous commémorions les évènements historiques de la vie du Christ, de la promesse de son incarnation, jusqu’à son ascension dans le ciel et le don de l’Esprit saint aux apôtres.

Et puisque l’Église est un don du cœur de Dieu, elle doit être aimée comme tel. L’Église est aimable, et il y a là encore un grand mystère. Il y a un mystère puisque, dans l’Église, certaines puissances sont à l’œuvre, qui ne procèdent en rien des sublimes battements du cœur ressuscité de Jésus, mais plutôt des perverses pulsations du cœur corrompu des hommes ; et pourtant, il n’y a aucune différence ontologique entre l’institution ecclésiale visible, faite d’hommes, et le corps mystique de Jésus, animé par l’Esprit saint. Composée de pécheurs, l’Église demeure sans péché ; ceux qui veulent faire peser sur l’Église des fautes structurelles ne cherchent, en réalité, qu’à masquer des fautes personnelles.

Mais en réalité, cette pensée doit nous consoler. Les tourments que connaît l’Église et qui font souffrir ses membres démontrent que l’Église est à l’image du cœur de son divin sauveur : torturé et déchiré sur la croix, il n’en est que plus généreux pour répandre ses dons. Ce n’est pas du fiel ou de la bile, en effet, qui se répandirent depuis le côté ouvert de Jésus, mais le sang et l’eau de la rédemption.

C’est par l’Église, dispensatrice de ces dons, que nous serons sauvés, c’est pourquoi il faut savoir souffrir pour elle, mais aussi en elle, et encore parfois par elle, tout comme le Christ souffrit par amour pour nous, mais il souffrit encore de son amour pour nous, de cet amour qui ne trouve bien souvent en réponse que notre ingratitude. C’est un point qui est au cœur de la grande liturgie du Vendredi saint, c’est le récit des « impropères », les reproches que fait le Seigneur à son peuple pour les outrages qu’il en reçoit.

La mystique du Sacré-Cœur nous fait donc entrer à la fois dans le mystère de l’expiation et, en même temps, dans celui de la consolation. L’un ne va jamais sans l’autre : c’est par la croix que nous sommes sauvés, c’est par un coup de lance que le cœur de notre Dieu s’ouvre à nous ; c’est par une mise à mort que le paradis nous est offert : expiation et consolation ne sont jamais tant réunies que dans l’offrande du sacrifice.

Nous retrouvons justement ce mot d’« impropères » dans l’offertoire de la messe de ce jour, que nous chanterons dans quelques instants : « Impropérium exspectávi cor meum – Mon cœur s’est attendu aux outrages et à la misère ; j’ai cherché quelqu’un qui s’affligeât avec moi et personne n’est venu, quelqu’un qui me consolât, et je ne l’ai point trouvé ». Dieu veut que nous le consolions, que nous ne souffrions pas tellement pour lui, mais plutôt avec lui.

C’est d’ailleurs le sens étymologique des mots « compassion » et « sympathie » : « cum-passio » en latin, et « σύν-πάσχω » en grec : « souffrir avec ». Le culte du Cœur sacré de Jésus est donc une invitation à entrer dans le mystère de la souffrance, non pas comme un dolorisme qui ferait de la souffrance une fin en soi, mais comme la prise de conscience que c’est par l’union au Christ souffrant et mourant que s’accomplit notre propre rédemption. Il faut donc lui offrir nos propres souffrances, nos limitations, nos imperfections, nos misères, nos infidélités, nos larmes en union avec la façon dont Jésus lui-même s’est offert pour nous.

Dans l’offrande et le sacrifice de nous-mêmes par amour se réalise, en effet, la ressemblance avec Jésus. C’est cette pensée qui doit animer toute notre vie spirituelle, c’est cette disposition qui rend fructueuse la réception des sacrements, qui nous donnent, restaurent ou fortifient la grâce en nous.

Alors, comme le dit saint Paul aux éphésiens, à la fin du passage que nous avons lu, nous connaîtrons « quelle est la largeur et la longueur, et la hauteur et la profondeur », c’est-à-dire que notre connaissance des choses insondables sera soutenue par la lumière de Dieu, alors, « enracinés et fondés dans la charité », nous connaîtrons encore « l’amour du Christ, qui surpasse toute connaissance » ; alors, enfin, nous serons « remplis de toute la plénitude de Dieu ».

La grâce, en effet, c’est la présence mystérieuse de Dieu en nous, qui nous est donnée par les sacrements, dispensés par l’Église, en vertu de la Passion du Seigneur. En méditant sur les dons du Cœur sacré de Jésus, nous sommes aussi invités à méditer sur ce que notre propre cœur a à offrir au Sauveur. C’est la disposition que la collecte de cette messe nous demande d’avoir et demande à Dieu de nous accorder.

Amen.