Vous souvenez-vous du 29 janvier dernier ? Le 29 janvier de cette année, nous ne fêtions pas la saint François de Sales, comme cela se fait habituellement, car c’était un dimanche : c’était, plus exactement, le quatrième dimanche après l’Épiphanie ; et l’évangéliste – c’était alors saint Matthieu – nous dépeignait déjà Jésus et ses disciples, embarqués sur le lac de Tibériade, ou lac Génésareth, c’est le même. L’écrivain sacré nous donnait à voir cette sainte compagnie voguant sur une barque quand, soudain, une tempête se leva ; Jésus, lui, dormait. Ses disciples, pris de panique, le réveillèrent brutalement, le suppliant de faire quelque chose. Le Christ se dressa alors et, d’un mot, fit s’apaiser les vents et les flots.
En ce dimanche, le quatrième aussi, mais après la Pentecôte, cette fois, saint Luc nous livre un récit qui n’est pas sans rappeler le premier. Nous y voyons, cette fois encore, Jésus manifester sa puissance dans la barque de Pierre et, pour notre vie spirituelle, il peut être bon de comparer le récit que nous avons lu après l’Épiphanie à celui que nous lisons en ce dimanche après la Pentecôte.
Le mot Épiphanie, étymologiquement, vous le savez, signifie la manifestation. Les mystères de l’Épiphanie, ce sont les mystères de la manifestation du Christ aux hommes, et il y en a trois : le mystère des mages venus depuis l’Orient jusqu’à la crèche de Bethléem pour l’adorer, lui le petit enfant qui venait de naître, le mystère de son premier miracle une fois qu’il fut parvenu à l’âge d’homme, lorsqu’il changea l’eau en vin à Cana et, enfin, le mystère de son baptême et de la confession de saint Jean Baptiste, dont nous avons célébré hier la fête. L’Épiphanie correspond donc, mystiquement, à une première approche des mystères de la foi, à une connaissance objective : le fait de savoir que Dieu existe et qu’il s’est fait homme en la personne de Jésus. Et c’est un bon début ! C’est même une première étape tout à fait nécessaire qui est, hélas, bien souvent négligée.
Les premiers mots de l’introït de la messe du quatrième dimanche après l’Épiphanie font justement écho à la manifestation de la divinité : « Adoráte Deum – adorez Dieu », c’est un impératif ! La manifestation de Dieu provoque l’adoration : Dieu nous dépasse tellement que sa gloire nous écrase, et notre intelligence ne parvient pas à comprendre ce qu’il lui arrive : les disciples savaient que Jésus n’était pas un homme comme les autres ; quand la tempête menaça, ils allèrent le trouver et lui dirent : « Seigneur, sauvez-nous », mais une fois les éléments pacifiés, ils se demandaient toujours : « qui est celui-là à qui les vents et la mer obéissent ? ».
Mais depuis l’Épiphanie, il s’est passé bien des évènements : nous avons comme vécu avec Jésus son séjour au désert, nous avons comme assisté aux miracles qu’il fit, nous l’avons vu vendu et outragé, nous avons même pris conscience de notre propre part de responsabilité dans sa Passion, nous avons compati quand on le conduisait au calvaire, nous avons fait mémoire de sa mort, nous avons vécu l’attente du tombeau, nous avons exulté à la nouvelle de sa résurrection, puis au spectacle de son Ascension. Et vous voyez là, chers amis, l’importance de vivre dévotement l’ensemble de l’année liturgique comme un tout organique, formant une unité dans ses cycles, et non comme une simple agrégation de temps et de solennités. Enfin, nous avons célébré le don qu’il nous avait promis : celui de l’Esprit qui procède du Père et du Fils, et qui nous apprend toute chose.
C’est ainsi que se sont trouvés exposés à nous les principaux mystères de la foi, dans lesquels il nous est donné d’entrer par la grâce, et leur méditation a été pour nous un moyen de progrès dans la vie spirituelle. Année après année, la contemplation des mystères de Dieu nous façonne, chacun selon nos inclinations propres. Le temps après la Pentecôte, c’est le temps de la vie dans l’Esprit saint, c’est le temps de la vie dans les sacrements, c’est le temps de la grâce. C’est le temps d’un lien avec Dieu qui n’est plus celui d’une simple connaissance – au contraire : la méditation des mystères a plutôt pour effet de remettre en cause quelques-unes de nos certitudes ; c’est plutôt le temps du développement de notre relation à Dieu, c’est le développement de l’intimité avec Dieu, et c’est le temps que nous vivons réellement pendant toute notre vie.
En ce dimanche après la Pentecôte, en effet, nous voyons encore les disciples perturbés. Mais ils ne sont plus perturbés par les tourments du monde, que représentait la tempête du dimanche après l’Épiphanie, ils sont perturbés par l’abondance des dons. Le temps de l’Esprit saint, c’est le temps de l’abondance : abondance des grâces reçues selon la parole de Dieu, abondance de la foule du peuple chrétien, qui se presse autour de la barque de Pierre, qui est l’Église et qui, menaçant de chavirer, se maintient pourtant toujours sur les flots.
Les mots de l’introït, là encore, sont révélateurs : « le Seigneur est ma lumière et mon salut ». Dieu n’est pas seulement une réalité objective hors de nous, il est encore une présence en nous. « Qui est celui-là ? », demandaient les disciples après l’Épiphanie. La foi nous apprend qui il est, mais il faut encore découvrir qui il est pour nous. Qui est Jésus pour moi ? Qu’a-t-il fait pour moi en particulier ? Voilà ce que nous devons découvrir pour entrer dans la vie spirituelle. « Quittant tout, Pierre, André, Jacques et Jean suivirent Jésus », dit l’évangile de ce matin. Qui était-il pour eux ? À l’office des Matines, lorsque nous lisons le livre des Rois, il y a aussi ce répons qui revient souvent : « Ego te tuli de domo patris tui, dicit Dóminus, et […] fui tecum in ómnibus ubicúmque ambulásti – Je t’ai fait sortir de la maison de ton père, dit le Seigneur, et fus avec toi partout où tu es allé ». Probablement que plusieurs d’entre nous peuvent prendre pour eux ces paroles, ou dire encore bien d’autres choses de Dieu.
Qui est pour moi celui-là qui vit dans mon cœur ? Il ne s’agit pas d’entrer dans une forme de sentimentalisme, mais plutôt dans la prise de conscience rationnelle de Dieu qui agit en nous. Avoir la foi, ce n’est pas seulement croire que Dieu existe, c’est encore croire que nous existons, chacun de nous, pour lui ; c’est croire que moi j’existe pour Dieu. Il est ma lumière et mon salut, il est le défenseur de ma vie, avons-nous chanté dans l’introït ; il est mon ferme appui, mon refuge et mon libérateur, dirons-nous au moment de la communion.
Qui est Dieu pour moi ? Cette question peut aussi faire l’objet d’une petite retraite et, au moment de planifier nos vacances, il peut être bon d’y penser. Dieu, pour nous tous, en tous cas, n’est pas le grand architecte de l’univers, un créateur éthéré qui se désintéresserait de sa création, mais il en est le Rédempteur, qui continue de veiller sur le monde par sa providence. Prions-le donc, comme nous l’avons fait dans la collecte, de continuer à assurer la paix de la barque de Pierre sur les flots du monde, afin que guidés par sa parole, les filets jetés puissent être remplis d’âmes qui chanteront dans l’éternité les merveilles que fit pour elles le Seigneur.
Amen.