L’esprit propre du temps pascal, entre tout autre, c’est la joie. C’est ce dont témoigne la liturgie de la vigile pascale, qui s’ouvre par le chant « Exultet iam angelica turba cælorum : Que déjà éclate de joie la foule angélique des cieux ! ». C’est ce dont témoigne encore la liturgie de cette vigile quant elle est célébrée pontificalement, alors que le sous-diacre, après avoir chanté l’épître, s’avance vers le prélat et proclame : « Reverendissime Pater, annuntio vobis gaudium magnum : Très Révérend Père, je vous annonce une grande joie », puis on chante l’Alléluia. Le mot « alléluia » lui-même, mot-clef du temps pascal, vient de l’hébreu et signifie littéralement « louez Dieu ». Et tandis que nous chantions à l’ouverture de cette messe l’introït : « Poussez des cris de joie, terre entière, alléluia ; chantez une hymne à son nom », alors que nous sommes déjà le troisième dimanche après Pâques, nous confessions bien que nous demeurons dans la joie.
La joie propre du temps de Pâques, c’est de savoir que le Christ a vaincu la mort, et c’est le fait que cette victoire est manifestée par la présence de Jésus parmi nous. La joie de Pâques, c’est la présence au milieu nous du Christ ressuscité, présence qui confirme la foi que nous professons ; présence symbolisée par le cierge pascal. « Il est ressuscité, comme il l’avait dit », annonçait l’ange aux saintes femmes venues au tombeau le matin de Pâques : la résurrection est la preuve de la véracité des promesses de Jésus, c’est donc le point de départ de toute la foi. La mort est la limite de la puissance humaine car elle est le châtiment du péché, c’est-à-dire de la démesure qu’a voulu avoir l’homme pour lui-même. Les hommes peuvent chercher à repousser la mort mais ils ne peuvent s’en affranchir. En se laissant emporter par la mort, Jésus avait montré sa condition humaine ; en s’en délivrant par lui-même, il montre qu’il a aussi une nature qui n’appartient pas à la création et, par-là, démontre que la bonne nouvelle de la libération de l’esclavage du péché est réellement apportée au monde.
Mais la joie que nous professons aujourd’hui semble ternie, ternie par une annonce que nous ne comprenons pas encore bien, et qui est d’autant plus inquiétante. « Il fallait que le Christ souffrît, et qu’il ressuscitât d’entre les morts », avons-nous chanté entre l’épître et l’évangile, avec les paroles de saint Luc, et c’est la cause de notre joie, mais nous avons dit aussi qu’il fallait « qu’il entrât ainsi dans sa gloire ».
« Encore un peu de temps – en effet – et vous ne me verrez plus », annonce Jésus sous le calame de saint Jean, « car je m’en vais auprès du Père ». Nous voilà arrivés, en effet, au milieu du temps de Pâques, et il nous faut déjà nous apprêter à voir Jésus ravi dans les nuées du ciel ; et, quoique la glorification de notre Dieu doive, en soi, nous réjouir, elle demeure, pour nous, un motif de tristesse, car la présence de Jésus parmi nous était justement la cause de notre joie.
« Vous pleurerez et vous gémirez, et le monde se réjouira ». Tant que Jésus était parmi ses disciples, en effet, le monde se taisait. Nous avons lu, le dimanche après Pâques, le récit de Thomas qui ne voulait pas croire à la résurrection : « si je ne vois pas, je ne croirai pas » ; ça, c’est le monde qui parle, et qui peut parler à chacun d’entre nous. Et dès que Thomas vit, il confessa que Jésus était Dieu et il l’adora. Le scepticisme mondain se délite devant l’évidence ; pour donner de la valeur à la foi, il fallait donc que le Christ se cache, afin que nous puissions le choisir librement. Jésus sur la Croix avait déjà lancé ce défi au monde, c’est pourquoi les pharisiens, et le Grand prêtre lui-même, avaient pu le provoquer en disant : « Où est-il ton Dieu ? Qu’il vienne te délivrer ! », comme pour prendre le silence de Dieu comme preuve de son absence. Seuls les vrais fidèles avaient compris que l’abscondité de Dieu n’était pas de l’indifférence mais, au contraire, le gage de la présence aimante du Créateur qui veut que sa créature vienne librement à lui.
Et c’est ce défi qui nous est lancé par le mystère de l’Ascension, dont nous apercevons ce dimanche les premiers bourgeons. Comment vivre en chrétiens dans un monde qui ne connait pas Dieu, quand Dieu lui-même se cache ? Qui plus est, lorsque c’est parfois l’Église elle-même, en tant qu’institution, qui donne au monde des motifs légitimes de révolte – motifs qui font justement la joie du monde et la souffrance des fidèles. Voilà qui, humainement pour nous, est plutôt une cause de tristesse. Comment, alors, se revendiquer chrétiens, non pas d’abord aux yeux du monde, comme une bannière que l’on brandirait en proférant des slogans – nous ne sommes pas là pour briller aux yeux du monde – mais comment se revendiquer chrétiens aux yeux de notre propre conscience ? Autrement dit : comment nous tourner vers un Dieu qui se dissimule à nous ? C’est une des questions que nous allons être invités à méditer en cette période de l’année liturgique.
Dieu, oui, se dissimule pour nous laisser libre, mais « non pour faire de la liberté une sorte de voile dont se couvre la méchanceté », comme le dit saint Pierre. Dieu est caché, il n’est pas absent : on ne peut donc pas renvoyer à plus tard la pratique des commandements divins, à commencer par le premier d’entre eux : vivre dans l’amour de Dieu et de notre prochain. Tout ce qui existe vient de Dieu et y retourne, et il nous appartient de nous inscrire dans ce mouvement. Or, revenir à Dieu, c’est précisément ce qui s’appelle une conversion. Et il y a deux conversions à faire : la première consiste à se détourner du péché, et c’est ce que le carême nous a encouragé à faire. La seconde est de persévérer dans la vie de la grâce par la pratique des bonnes œuvres, et c’est peut-être cela que veut nous montrer le Christ en ce moment.
Qu’est-ce alors que les bonnes œuvres ? Qu’est-ce qui rend une chose bonne ? Qu’est-ce qui fait que l’on parle aussi bien d’un bon vin que d’une bonne paire de chaussures, d’un bon courage que d’une bonne journée, du bon temps ou même parfois d’une bonne paire de claques ? L’idée qu’il y a derrière ce qui est bon, c’est l’idée de perfection. Est bon, ou bien, ce qui est parfait, c’est-à-dire ce qui est adéquat à la fin propre de chaque chose. Le bon vin est celui qui nous délecte, les bonnes chaussures celles qui nous permettent de marcher avec aisance, le bon courage celui qui nous renforce pour faire ce que nous avons à faire.
Les bonnes œuvres sont donc celles qui nous conduisent à notre fin, et notre fin en définitive, c’est le Christ : « encore un peu de temps, et vous me verrez ». Quelles sont, alors, les œuvres qui témoignent à la fois de la présence de Dieu caché parmi nous, et de notre propre cheminement vers lui ? Ce sont bien entendu les sacrements, signes sensibles que Jésus lui-même a institués pour perpétuer la grâce, c’est-à-dire sa présence en nos âmes. Oui, Jésus s’en va vers le ciel, mais il demeure avec nous dans les sacrements, notamment les sacrements de pénitence et de l’eucharistie.
La pénitence est le sacrement de la première conversion, celui auquel nous avons recours pour nous détourner du mal ; l’eucharistie, l’aliment de notre âme dans lequel c’est le Christ lui-même qui est reçu et qui nous offre un gage de la vie éternelle, celui de la seconde, celui de la persévérance dans le bien. C’est de notre pratique sacramentelle que découle avant tout le rayonnement de la foi qui est en nous. Voilà donc la bonne conduite qu’il faut avoir au milieu de ce monde. Enracinés dans la vie sacramentelle, ce n’est plus nous qui agissons, c’est le Christ présent en nous qui agit à travers nous pour illuminer de la lumière de la vérité ceux qui errent ; c’est ce que nous avons demandé dans la collecte.
En annonçant sa montée au ciel, le Christ veut déjà orienter notre regard vers les choses d’en haut : lui qui est à la fois la fin (F-I-N) de notre vie mais aussi le motif de la faim (F-A-I-M) nos âmes. Jésus seul, en effet, peut nous combler et nous remplir de joie ; or, c’est bien lui que nous recevons dans les sacrements. Notre vie sacramentelle doit donc être la principale cause de notre joie, une joie que personne ne nous pourra jamais nous ravir.
Amen.