« Que Jérusalem se réjouisse – avons-nous chanté à l’ouverture de cette messe – tressaillez de joie avec elle ». L’esprit de ce dimanche, qu’on appelle « dimanche de Lætare », du nom du premier mot de l’introït de la messe, est, en effet, entièrement tourné vers la joie.
On peut alors se demander quels sont nos motifs de joie. Pourquoi sommes-nous invités à nous réjouir en ce dimanche ? La situation du monde, tout comme la situation actuelle de l’Église, et spécialement celle de notre diocèse, ne semblent pas tellement nous offrir de motif de réjouissance. Les nuages qui recouvrent la Provence depuis hier après-midi semblent, eux-mêmes, venir contredire la solennité de ce jour. Dans quoi, alors, puiser notre joie ?
Saint Paul apprit aux Galates – et il nous l’apprend aussi du même coup ce matin – qu’il y a deux Jérusalem : la Jérusalem terrestre, et la Jérusalem céleste. Jérusalem, dans la Bible, c’est la cité par excellence et c’est aussi une allégorie de ce que l’on cherche à faire de sa vie, de la route que nous suivons, et de notre but ultime. Or, si c’est avec Jérusalem qu’on est appelé à se réjouir – et ce sont bien les paroles de l’introït, tirées du livre du prophète Isaïe – alors à ces deux Jérusalem correspondent deux types de joies.
La Jérusalem céleste, c’est la cité de Dieu, que bâtissent ceux qui font sa volonté, et qui tirent leurs joies de l’accomplissement des promesses de Dieu. Ce sont ces promesses qui nous motivent, qui nous animent, qui nous font vivre, et c’est pourquoi saint Paul appelle « enfants de la promesse » ceux qui ont cette espérance. La Jérusalem présente, en revanche, c’est la cité du monde, œuvre de ceux qui n’élèvent pas leurs regards vers les hauteurs, mais tirent toutes leurs joies des biens d’ici-bas. Ceux-là vivent pour les satisfactions immédiates et leurs vues ne dépassent pas celles des yeux de la chair.
Dans l’évangile, nous voyons Jésus confronté à ce manque perspective. Pour les yeux de la plupart de ses disciples, le miracle de la multiplication des pains avait une dimension purement corporelle : le peuple avait faim, Jésus leur a donné à manger de façon miraculeuse, et ça s’arrête là. Et c’est ainsi que la foule disait « voici le prophète que nous attendions », et voulait le faire roi. Mais ce n’est pas pour cela que le Christ est venu dans le monde.
Jésus est le Sauveur, le Rédempteur ; il est venu dans le monde pour nous affranchir du péché, pour nous libérer de la servitude que l’état de notre nature, déchue mais non pas perdue, nous impose. Cet état, en effet, se caractérise par une division en nous-mêmes, une division entre ce que notre raison reconnait et même désire comme vrai et bon, et ce que notre sensibilité nous pousse à réaliser. C’est ainsi que saint Paul déplorait, dans l’épître aux romains, qu’il faisait le mal qu’il ne voulait pas, et ne faisait pas le bien qu’il voulait. Situation également reconnue par les philosophes païens, bien qu’ils en ignorassent la cause ; Ovide, par exemple, confessait dans ses Métamorphoses, voir le bien, l’approuver, et pourtant faire le mal.
Le péché brise, en effet, la domination de ce qu’il y a de plus élevé en nous : la raison, sur les parties inférieures de notre être, que sont la sensibilité ou même l’imagination, que le philosophe Malebranche appelait « la folle du logis ». C’est ainsi que l’on voit, non pas la faim, mais la satisfaction de la faim, venir obscurcir l’esprit de ceux qui suivaient Jésus, dans l’évangile de ce dimanche. La satiété leur ôta toute énergie ; ceux qui, jusque-là, suivaient Jésus, dont ils avaient vu les miracles, sur les chemins escarpés de la montagne, se retrouvent désormais assis dans l’herbe tranquillement.
Ils n’avaient pas compris que le pain que Jésus leur donnait ne signifiait pas principalement une satisfaction temporelle de leurs besoins, mais qu’il était là pour préfigurer, certes dans une dimension corporelle, car l’homme connaît les choses par ses sens, une réalité spirituelle : que celui qui marche à la suite du Christ ne manquera jamais de rien.
Or, le chemin sur lequel nous entraîne le Christ conduit au calvaire. Il conduit, certes, à la fin, à la résurrection. Et heureusement, sinon mieux vaut s’arrêter là tout de suite ! Mais l’exaltation du matin de Pâques ne se réalise qu’en passant par la croix. C’est sur cette réalité que le carême nous invite à méditer.
Ce dimanche de Lætare ne nous invite donc pas à un relâchement particulier, mais à une reprise de conscience sur le but que nous poursuivons. Ce dimanche nous invite à renouveler un choix, le choix de Jésus. On peut jeûner, en effet, et s’imposer des privations pour de mauvaises raisons. On peut le faire par orgueil, par satisfaction d’avoir accompli quelque chose de difficile. On peut aussi de faire par crainte mondaine, pour faire comme tout le monde. Et même pour se vanter de l’avoir fait. Mais tout cela, c’est poursuivre des biens périssables, du vent, comme dirait l’Ecclésiaste. Sommes-nous à la recherche des biens terrestres, ou bien cherchons-nous plutôt à nous dominer nous-mêmes pour suivre librement le Christ, en nous libérant de ce qui nous retient de nous lancer à sa suite ? Nous inscrirons-nous dans la filiation de la chair et bâtirons-nous une cité temporelle vouée à la ruine, ou bien revendiquerons-nous l’héritage de Dieu et chercherons-nous à faire son œuvre ? Comprendrons-nous que les promesses du Christ sont un gage de la vie éternelle, là où se trouvent les vraies joies, et non pas d’un bonheur temporel, qui passera ?
Choisir le Christ, c’est choisir le plus grand des biens, mais c’est aussi, ici-bas, choisir de passer par la croix. Les fils de ce monde, en effet, persécuteront toujours les enfants de Dieu, comme Ismaël, le fils de l’esclave, a persécuté Isaac, le fils de la femme libre.
Mais « je me suis réjoui de ce qui m’a été dit : nous irons dans la maison du Seigneur » – c’était le psaume du graduel. La croix, en effet, passera avec le monde. Ce qui doit nous réjouir, dès ici-bas, c’est de nous inscrire dans la lignée des promesses de Dieu, dans l’espérance d’une joie qui ne finira jamais.
Amen.