L’évangile que nous venons d’entendre nous représente Jésus en train de chasser un démon : le démon du mutisme. Le pauvre bougre qui était aux prises avec cet ange déchu, en effet, n’était sans doute pas muet de naissance, mais avait été rendu muet par le démon qui avait une emprise sur lui. Jésus chassa le démon et rendit, de ce fait, la parole à l’infortunée victime. C’est l’occasion pour nous de méditer un moment, si vous le voulez bien, sur une des facultés les plus étonnantes de l’être humain : la parole.
La première fonction de la parole, en effet, c’est d’unir. C’est ainsi qu’elle se manifeste de la façon la plus évidente. Ce qui différencie une suite de mots n’ayant aucun sens d’une phrase signifiant quelque chose, c’est l’unité qu’il y a entre les mots, leur correct agencement dans la phrase, qui les rend capables, par l’unité qu’ils forment, précisément, de signifier quelque chose. La parole, de la façon la plus simple, unit un sujet à quelque chose qui est dit de ce sujet, par l’intermédiaire d’un verbe. Quand nous disons que « le ciel est bleu », nous unissons le sujet « ciel » avec quelque chose que nous disons de ce sujet : qu’il est « bleu », par l’intermédiaire du verbe être. Ainsi nous exprimons l’unité, le lien, de ces deux termes.
Ce qui fait donc la valeur de la parole, c’est la vérité qu’elle exprime. C’est ainsi que l’unité de la phrase, le bon ordonnancement des mots qui la composent, s’étend à la réalité qui nous entoure. Quand nous disons quelque chose, nous unifions des mots ; quand nous disons quelque chose de vrai, nous unifions notre pensée et la réalité, au moyen de la parole. Quand nous disons que « le ciel est bleu » et qu’il est vraiment bleu, nous unifions notre pensée à la réalité, par la parole. La parole tient donc une place centrale dans le rapport que nous avons avec le monde.
De ce fait, la parole a aussi un rôle central à jouer dans le rapport que nous avons avec nous-mêmes. Γνῶθι σεαυτόν, répétait Socrate, citant là l’une des maximes gravées sur le temple d’Appolon, à Delphes, héritées des sept sages de la Grèce antique. Γνῶθι σεαυτόν : « connais-toi toi-même ». Or, que savons-nous de nous-mêmes ? Que disons-nous de nous-mêmes ?
Et il y a bien une même chose que nous disons tous de nous-mêmes, au moins chaque dimanche, c’est le Credo. Lorsque nous disons « je crois en Dieu », nous disons surtout quelque chose de nous-mêmes, puisque c’est bien « je » qui est le sujet de la phrase. Nous ne disons pas simplement : « Dieu existe », mais bien plus : « je proclame que Dieu existe », « je professe que Dieu existe », « je ne doute pas qu’il existe, et je l’assume ».
Mais pour que cette parole ait tout son sens, pour qu’elle soit vraie, il ne suffit pas que Dieu existe. Le sujet, nous l’avons remarqué, ce n’est pas Dieu, c’est nous, qui affirmons l’existence de Dieu, et tout ce qui en découle. Pour que cette parole soit vraie, il faut que soit avéré une unité entre ce qu’elle signifie et la réalité. Et puisque nous sommes le sujet de cette parole, c’est notre propre réalité qui doit être manifestée par elle, c’est-à-dire notre vie en chrétiens, qui doit manifester l’unité entre ce que nous vivons ce que nous professons.
Le carême, dont nous entrerons dans la seconde moitié cette semaine, doit être pour chacun de nous un temps privilégié pour examiner notre conscience et rechercher ce qui, dans notre vie, est en contradiction avec les promesses implicites ou explicites de notre baptême, de notre mariage, de notre ordination, de cette profession de foi que nous répétons jour après jour. À quoi sommes-nous trop attachés, dans notre vie, qui mette éventuellement un obstacle à la grâce, c’est-à-dire à la présence de Dieu en nous ? C’est la réflexion que saint Paul nous invite aussi à avoir ce matin.
Le danger est de nous retrouver menteurs ! Le péché, en effet, fait de nous des menteurs puisqu’il opère une séparation entre ce que nous professons et ce que nous sommes, ou plutôt, ce que nous risquons d’être, à cause de lui. Le diable est un séducteur, et recherche, par ses séductions, à nous diviser. C’est d’ailleurs le sens étymologique de son nom, qui vient du verbe grec δια-βάλλω, signifiant à la fois diviser et tromper. Le péché, en effet, sépare ce que nous aspirons à être de ce que nous sommes réellement ; il divise notre âme, qui aspire aux choses les plus hautes, de nos affections ou de nos sensations ; il coupe le lien qu’il y a entre notre conscience et le reste de notre être, il brise, enfin, ce qui nous unit à Dieu et à nos frères, qui est la charité.
Voilà pourquoi saint Paul nous met en garde : « que personne ne vous séduise par de vains discours » ! Les promesses du diable ne sont là que pour saper les fondements de notre édifice spirituel et le faire s’effondrer. Jésus, en effet, nous met en garde contre les divisions : un royaume ne peut pas perdurer s’il est divisé en lui-même ; et il en va de même pour notre vie intérieure.
Mais il y a un danger plus grand encore, qui est celui de nous satisfaire du mensonge et renoncer à revenir à la vérité. Si nous sommes pécheurs, sommes-nous alors irrémédiablement menteurs ?
« Heureux le sein qui vous a porté et les mamelles qui vous ont allaité », s’écria une femme qui, ayant vu les miracles et entendu les discours de Jésus, reconnut sa sainteté et en déduit la sainteté de son origine. Et cette femme avait raison de proclamer ainsi bienheureuse la Vierge Marie immaculée. Mais c’est plutôt la réponse de Jésus qui nous concerne, nous : « heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ». Or, la parole de Dieu, qui est une parole de vérité, c’est que nous recevrons le pardon de nos péchés, si nous le demandons.
Et cela, véritablement, est une manifestation de la toute-puissance de Dieu. On a définitivement tort d’opposer la miséricorde de Dieu à sa justice et sa toute-puissance. C’est justement car tout lui appartient et qu’il peut tout, donc qu’il peut tout pardonner sans léser personne, sans aucune injustice.
Jésus nous invite, en effet, à vaincre le mensonge par la vérité. Oui je crois en Dieu, mais j’ai été séduit et je me suis égaré ; je me suis fait menteur. Mais je reviendrai vers le Seigneur, et je dirai désormais la vérité : « mon Dieu, je suis votre enfant et j’ai péché, ayez pitié de moi ». Voilà la parole de vérité que nous, pécheurs, sommes invités à tenir. C’est le sens de tous les psaumes de cette messe : élevons notre âme vers le Seigneur et mettons notre confiance en lui (c’était l’introït), car c’est en sa pitié que se trouve notre rédemption (c’était le trait), et lui seul peut nous préserver de nouvelles chutes (c’était le graduel).
Cette parole par laquelle la vérité triomphe du mensonge, c’est celle que nous disons dans le Confiteor, individuellement ou collectivement, mais c’est celle que nous sommes aussi tous appelés à avoir dans le sacrement de la réconciliation, qui vient réunifier dans l’humilité et par la grâce ce que le diable cherche à séparer par l’orgueil et le péché. Le sacrement de réconciliation vient, en effet, harmoniser notre conscience avec tout notre être, tandis qu’il restaure notre amitié avec Dieu dans la charité.
C’est le diable, chers amis, qui cherche à faire taire cette parole de vérité qu’est la confession de nos fautes et qui seule, avec la grâce de Dieu donnée par le ministère du prêtre, peut nous conduire au salut. Sachons donc nous libérer de celui qui voudrait nous rendre muet, afin de pouvoir continuer notre route en enfants de lumière, dans la bonté, la justice et la vérité.
Amen.