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Homélie pour le 1er dimanche de carême : « Voici le temps favorable ! »

 Il semble qu’il y ait eu une erreur dans la préparation du missel avant la messe et que nous n’ayons pas pris les bonnes lectures ! Je suis navré… Nous venons d’entendre saint Paul nous dire, en effet, « voici le moment favorable, voici le jour du salut ». Or, il cite là le livre du prophète Isaïe, que nous lisons d’habitude pendant l’Avent, alors que nous attendons la naissance du Christ. Mais Noël, c’était il y a deux mois ! Et oui, là on pouvait vraiment dire, avec saint Paul, que c’était le bon temps ! On avait des chocolats, des cadeaux, etc. Rien à voir avec le Carême, qui vient de commencer !

La douce chaleur de la crèche semble loin derrière nous. Loin de nous, en effet, la joie de l’abondance des cadeaux des Mages, place désormais aux privations et à l’austérité. Tandis que la lumière révélée à la face de toutes les nations, prophétisée par le vieillard Siméon, semble s’estomper sous un voile de cendres, nous retrouvons Jésus, qui, enfant, ravissait son entourage de ses charmes, désormais adulte et seul et en lutte contre le diable. Ah oui, Noël et le cycle des mystères de la divine enfance, qui nous a conduit jusqu’à la fête de la Chandeleur, le 2 février, ça c’était le bon temps.

À tel point que nous pouvons même nous demander à quoi sert le Carême, que nous répétons année après année. Le Christ, en effet, est déjà venu dans le monde, il a déjà souffert, il est déjà mort pour notre salut, une fois pour toutes, et il est déjà ressuscité pour nous manifester ce salut qu’il nous offre.

Alors oui on peut fêter les mystères glorieux de la vie de Jésus pour en faire mémoire et s’en réjouir avant que notre propre Pâque, c’est-à-dire notre propre passage à travers la mort vers la vie éternelle, ne nous conduise à en saisir personnellement toute la portée. Mais dans cette attente, le Christ est déjà avec nous. Il est avec nous jusqu’à la fin du monde, comme il l’a promis ; il est avec nous dans notre âme par la grâce, il est là réellement dans l’Eucharistie, à laquelle nous venons participer. À quoi bon, alors, se remémorer les souffrances par lesquelles il est passé ? Qu’est-ce que ça peut nous apporter ?

C’est que voyez-vous, chers amis, le Christ peut encore nous être enlevé. Et même plus, c’est nous qui pouvons parfois le chasser ; et c’est ce qu’il se passe lorsque nous avons le malheur de pécher. Le péché, en effet, c’est vouloir quelque chose en dehors de l’ordre établi par Dieu, c’est donc préférer ses propres inclinations à la sagesse de Dieu, c’est par conséquent faire passer Dieu après soi. Lorsque le péché est clairement consenti, c’est-à-dire lorsqu’il est un acte assumé par notre esprit et pas seulement un mouvement de notre sensibilité, et lorsqu’il contrevient gravement à l’ordre que Dieu a institué pour notre propre bien, alors on dit qu’il est mortel, car il chasse de nous la présence divine, et nous prive par-là de la vie éternelle.

Or, chers amis, il est dans notre nature humaine, qui est à la fois corporelle et spirituelle, de comprendre les réalités spirituelles au moyen des réalités corporelles. Notre intelligence reçoit ce que les sens lui présentent, dont elle abstrait, c’est-à-dire qu’elle tire, ce qu’il y a à connaître.

C’est pourquoi Jésus a institué les sacrements, qui sont des signes sensibles, donc qui passent par le corps, pour donner un bien spirituel, qui est la grâce. Le baptême, par exemple, consiste à verser de l’eau sur la personne que l’on baptise ; or, l’eau a la vertu de laver, ce signe était donc tout à fait convenable pour signifier le fait d’être lavé du péché originel, qui est une des réalités spirituelles, une des grâces données, par le baptême.

Le jeûne et les privations que nous sommes invités à pratiquer, chers amis, sont du même ordre. Ce ne sont pas des sacrements, mais ce sont tout de même des réalités corporelles qui nous amènent à comprendre une réalité spirituelle en vue de nous donner la grâce. Par le jeûne, en effet, notre corps est privé d’un de ses biens essentiels, qui est la nourriture. Il ressent donc un manque, et ce manque est là pour nous faire comprendre quel est l’état de notre âme lorsqu’elle est elle-même privée de son bien le plus essentiel, qui est la présence de Dieu.

Il en va de même pour tous les efforts que nous sommes appelés à faire. Il n’y a plus, en effet, que deux jours de jeûne obligatoires, dans l’Église : le Mercredi des Cendres et le Vendredi saint ; pour ces deux jours, tous les fidèles majeurs de moins de soixante ans doivent jeûner, c’est-à-dire ne faire qu’un repas dans la journée avec une collation. Mais tous les fidèles, tous, sont appelés à pratiquer une forme de pénitence tout au long du Carême. Le fait de la faire porter sur la nourriture a quelque chose de très significatif, car la nutrition est, comme nous l’avons dit, un des actes essentiels de tout ce qui est vivant.

Il est normal que le Carême coûte. Voyez Notre Seigneur : il eut faim et, après avoir vaincu la tentation, des anges vinrent le servir. Il ne faut pas s’imaginer ici, chers amis, qu’ils lui servaient des rafraîchissements, dans le désert où il était. Il faut plutôt voir là une forme de consolation spirituelle, donnée par des créatures spirituelles, à l’âme humaine du Christ, qui ressentait véritablement les privations dont souffrait son corps.

Et c’est bien cela que nous sommes appelés à vivre pendant le Carême : la sublimation d’une carence corporelle par une abondance spirituelle. Le Carême doit nous donner à  comprendre et même à vivre dans notre corps et dans notre âme cette parole de Jésus : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». Lorsque nous prions Dieu, dans le « Notre Père », de nous donner notre pain quotidien, comme nous allons le faire dans quelques instants, nous désignons bien sûr le pain qui nourrit le corps, mais nous désignons aussi toute forme de nourriture spirituelle : la lecture de la Parole de Dieu, la prière, et bien entendu les sacrements, à commencer par l’Eucharistie.

L’antienne des vêpres de ce soir pour le cantique du Magnificat reprend les paroles de saint Paul : « Voici maintenant le temps favorable ; voici maintenant le jour du salut ; en ces jours donc, [faisons preuve d’une] grande patience, dans les jeûnes, les veilles et une charité sincère ».

Faisons preuve d’une charité sincère. Les efforts de Carême, en effet, n’ont pas pour objectif de réaliser une prouesse ascétique, qui n’aurait pour effet que de nous laisser satisfaits de nous-mêmes une fois celle-ci accomplie. Le Carême n’est pas là pour combler notre amour propre. La charité, au contraire – nous avons eu l’occasion d’aborder le sujet avec la magnifique lecture de saint Paul dimanche dernier – a Dieu pour objet, puis notre prochain, en raison de l’amour de Dieu. C’est donc vers cette finalité qu’il faut orienter nos efforts. Les petites privations auxquelles nous consentons nous permettent, en effet, d’épargner un peu de temps et d’argent, sachons donc investir ! Sachons mettre à profit cette épargne pour amasser un trésor de charité pour le ciel, notamment par la prière et l’aumône, ainsi que nous y invite la première oraison de cette messe : « faites, Seigneur, que votre famille poursuive par ses bonnes œuvres le bien qu’elle s’efforce d’obtenir au moyen de l’abstinence ». Tandis que le péché fait passer notre amour propre avant tout, la charité, elle, tend à mettre Dieu à la première place ; elle renverse donc l’ordre du péché, par celui de la grâce.

Saint Paul avait donc finalement raison, et la lecture de ce matin était bien choisie : voici, en effet, le temps favorable. Voici le temps de nous faire du bien, chers amis ! Pas forcément de nous faire plaisir – il s’agit, au contraire, de renoncer à nous-mêmes – mais de remettre au centre de notre vie le plus grand des biens, qui est Dieu.

Amen.