« Je ne dois rien à personne ! » Peut-être avez-vous entendu cette expression récemment, dans la bouche d’une vedette qui fait sa crise, ce qui a provoqué un petit ouragan médiatique. En tous cas l’avez-vous certainement déjà entendue par ailleurs.
Mais que veut-on dire pas là ? Celui qui affirme qu’il ne doit rien à personne revendique généralement par là qu’il est libre : libre de penser, dire ou faire ce qu’il veut, libre de s’estimer à sa propre mesure, dégagé de toute norme extérieure à lui qui viendrait le contraindre. Celui qui déclare ne rien devoir à personne déclare son indépendance et se présente ainsi affranchi de tout lien.
La liberté, pourtant, consiste-t-elle vraiment à n’avoir aucun lien ? Réfléchissons quelques instants, si vous le voulez bien, sur ce qu’est vraiment la liberté.
Si l’on retient, en effet, que la liberté consiste à disposer de soi, et penser ou vouloir sans contrainte, alors nous sommes conduits à chercher dans quels actes la liberté de nos facultés se manifeste davantage. Si l’on parle de la liberté de disposer de notre corps, par exemple, alors nous pouvons remarquer que celui qui peut se déplacer au loin est plus libre que celui qui ne le peut pas. Toutefois, les facultés les plus nobles de l’homme étant celles de son esprit, c’est dans sa pensée que se manifeste le mieux la liberté proprement humaine. Or, l’acte de l’intelligence, c’est la connaissance de ce qui est vrai et l’acte de la volonté, c’est le désir de ce qui est bon. Celui qui peut connaître ce qu’il y a de plus vrai et aimer ce qu’il y a de meilleur semble donc être le plus libre des hommes. Et ce qu’il y a de plus vrai et de meilleur, c’est Dieu.
La liberté ne peut donc pas sérieusement se concevoir comme une parfaite indépendance mais suppose, au contraire, un certain rapport à Dieu ; bien plus, chers amis : sans Dieu, il ne peut y avoir de liberté véritable. La liberté ne s’oppose pas, par conséquent, à la notion de devoir, mais être libre consiste précisément à faire le bien, c’est-à-dire à ordonner toutes ses actions au bien suprême qui est Dieu.
Or, ce qui dispose l’homme à aimer Dieu plus que tout et tout placer sous le rapport de cet amour : c’est la charité. Voilà pourquoi saint Paul, dans l’épître aux Romains dont nous venons de lire un passage, nous exhorte à ne rien devoir à personne, sauf l’amour.
La charité, en effet, est une vertu, c’est-à-dire une disposition à agir, qui nous fait aimer Dieu plus que tout, et aussi notre prochain, justement en raison de l’amour de Dieu. Elle est la forme suprême de l’amitié dans le sens où elle nous fait désirer le bien de celui que nous aimons, contrairement à la convoitise, qui nous pousse à désirer seulement notre propre bien.
La charité suppose aussi de la réciprocité et de la communication. Et c’est là un défi que nous connaissons tous : comment aimer ceux qui semblent ne pas nous aimer ? Les apôtres eux-mêmes furent mis face à cette difficulté lorsque Jésus leur commanda d’aimer leurs ennemis. La difficulté vient du fait que nous avons souvent une vision sans perspective surnaturelle des choses : la charité porte, en effet, d’abord sur Dieu, avec qui nous sommes en relation dans la prière et par la grâce qu’il fait descendre sur nous. La charité porte ensuite, dans un second temps seulement, sur le prochain, au motif que nous aimons Dieu qui a créé et a versé son sang pour tous les hommes. Voilà pourquoi, chers amis, nous pouvons aimer des gens qui semblent ne pas nous le rendre.
La charité nous lie à Dieu et c’est elle qui fait que nous sommes tous, chers amis, dans le même bateau. Dans le passage de l’évangile que nous avons lu, nous voyons les disciples, en effet, regroupés dans une barque avec Jésus. Barque dans laquelle ils étaient montés à cause de Jésus : « ils le suivirent », dit saint Matthieu.
Et puis vint la tempête. Les flots furent agités, la barque avec eux et l’on peut supposer que les passagers le furent également : les uns se cramponnèrent peut-être au mas, d’autres tentèrent sans-doute de manœuvrer avec des rames ; probablement, connaissant un peu les apôtres, s’invectivaient-ils entre eux, chacun disant à l’autre en pestant ce qu’il avait à faire, imaginant le naufrage qui semblait inévitable et se promettant les uns aux autres une vengeance terrible s’ils en réchappaient. Mais Jésus, lui, restait calme et, d’un mot, apaisa les éléments.
Nous avons là une bonne image de ce que devrait être l’exercice de notre liberté, chers amis : nous n’avons pas le choix d’être chahutés, d’être en proie aux adversités de la vie, mais nous avons le choix de rester dans la barque qu’est l’Église – une barque qui n’inspire pas toujours confiance, d’ailleurs – ou biens de nous jeter à l’eau. Mais en réalité, celui qui se jette à l’eau ne trouvera que la mort, tandis que celui qui reste dans la barque sera sauvé, non en raison des qualités de la barque ou des disciples plus ou moins fidèles de Jésus qui s’y trouvent, mais en raison du Christ lui-même qui nous y a fait monter et qui y demeure, généralement silencieux, à tel point qu’on imagine parfois qu’il dort ou se désintéresse de ce qu’il s’y passe. Mais il est là, et veille toujours sur nous.
Être libre, ce n’est donc pas ne rien devoir à personne et ne se réclamer que de soi, mais, au contraire, c’est choisir Jésus, et c’est renouveler ce choix à chaque instant de notre vie.
Amen.