Accéder au contenu principal

Homélie pour le 2e dimanche après l'Épiphanie : Le meilleur reste à venir.

 « Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit – chantait Horace dans ses Odes – cueille le jour et ne crois pas au lendemain ». « Cueille le jour – carpe diem – et ne crois pas au lendemain » ; l’expression du poète épicurien a fait florès, jusqu’à devenir sans doute une des locutions latines les plus connues de toutes, et paraître au firmament des maximes qui sous-tendent l’esprit de notre monde, jusqu’au fameux « quoiqu’il en coûte » de ces dernières années. Si demain n’existe pas, en effet, le présent devient tout à fait inconditionnel, absolument privé de toute nécessité, radicalement indéterminé. Il peut donc être cueilli à notre guise comme une pâquerette, c’est-à-dire arraché à la terre qui l’a fait pousser, coupé de ses racines d’où il tirait sa vitalité et voué au flétrissement, pour notre simple joie.

C’est ainsi que fonctionne le monde : c’est ainsi que fonctionne notre société de consommation, fondée sur l’exaltation du présent au détriment de l’avenir ; aussi préfère-t-on les jouissances éphémères d’un moment à la construction de joies durables, la certitude de la médiocrité à l’espoir de la grandeur, l’emprunt à l’épargne, les vues à court terme aux projections à long terme. Et nous raisonnons ainsi car l’avenir est si incertain, sur quelque plan que ce soit : politique, économique, social, culturel, ecclésial, même, parfois, que nous n’osons l’envisager que de façon funeste.

Mais Jésus, lui, ne raisonne pas comme ça. Ses vues ne sont pas nos vues. Son Esprit n’est pas l’esprit du monde. Jésus, lui, ne cueille pas le présent en obérant le futur ; au contraire : il garde le meilleur pour la fin. C’est ce que relate saint Jean, dans le récit des noces de Cana, dont nous venons de faire la lecture.

Pour les chrétiens, en effet, chers amis, le lendemain existe de façon certaine, malgré tous les évènements du monde, même si l’on doit mourir. Bien plus encore : demain existe car on doit mourir, c’est-à-dire quitter cette vie pour entrer dans l’éternité. Et nous savons, chers amis, que bien plus qu’un moment, le lendemain est une personne : le Christ lui-même. Nous sommes entraînés, en effet, inexorablement vers le Christ ; tout converge vers Jésus, point de fuite de toutes les perspectives. Voilà quelle est la fin ultime de tous les hommes et du monde entier.

Or, si notre avenir commun est une rencontre personnelle, un face à face avec le Christ, la question de ce qu’il faut faire de notre présent en est alors beaucoup plus déterminée. La question n’est plus : « qu’est-ce que je veux faire, de quoi ai-je envie ? », mais plutôt « qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je peux faire, pour me préparer à cette rencontre ? Qu’est-ce que je suis censé faire avant de paraître devant celui qui m’a tout donné : qui m’a donné non seulement l’existence et le monde dans lequel je vis, mais aussi le temps lui-même que je parcours et qui me conduit à lui ? Que faire de ce temps qui m’est donné ? »

Voyez, chers amis, comme la question de notre finalité nous engage beaucoup plus que celle de notre origine. La conscience de notre futur vient illuminer et guider toute notre vie ; la réalité de nos origines ne nous détermine guère que quant aux moyens que nous avons à notre disposition, pour arriver à la fin ultime de toute la création.

Et c’est aussi en cela que le meilleur nous est gardé pour la fin : qu’y a-t-il de meilleur que ce qui est souverainement bon ? Qu’y a-t-il de meilleur que Dieu ? Garder le meilleur pour la fin, dans le sens moral de l’Écriture sainte, c’est donc accepter les peines et les incertitudes de cette vie en raison de la promesse que le Bon Dieu a faite à ceux qui suivront ses voies : celle de le rejoindre et partager avec lui la béatitude éternelle.

Garder le meilleur pour la fin est donc une attitude liée à la vertu d’espérance, c’est-à-dire l’attente de la vie éternelle promise par Dieu et, en cette vie, des moyens d’y parvenir, c’est-à-dire la grâce. Le diable, lui, ne garde pas le meilleur pour la fin. Il sert le meilleur des vins tout de suite : le nectar des satisfactions immédiates, mais demain… attention à la gueule de bois ! Les chrétiens, eux, en gourmets de la vie spirituelle, savent que les bons vins réclament du temps, et que même une fois leurs flacons ouverts, ils méritent encore souvent de patienter dans une carafe afin de se décanter et s’aérer, avant de pouvoir révéler tous leurs parfums.

En nous donnant à comprendre que le meilleur reste à venir, le récit des noces de Cana, chers amis, nous incline à méditer sur la vertu d’espérance. Une fois parvenus à notre fin, ce qui nous paraissait ici-bas obscur nous sera révélé à la lumière de Dieu, dans un face à face d’amour éternel. Alors nous comprendrons la valeur des épreuves que nous aurons vécues durant cette vie, dont la douleur disparaîtra devant la gloire du ressuscité, gloire dont nous resplendirons nous-mêmes. Alors nous verrons en quoi ces épreuves nous ont conduit au salut, comment, par l’intercession de la Vierge Marie, l’eau des larmes qui ont pu remplir nos vies mortelles a été changée en vin de la vie éternelle ; comment nos croix se sont changées en grâces. Alors nous nous répèterons les uns aux autres les paroles que prononcera bientôt le prêtre à l’offertoire : « poussez des cris de joie, terre entière ; venez et entendez, je vous raconterai tout ce que le Seigneur a fait à mon âme ».

Amen.