Beaucoup d’entre nous, certainement, éprouvent une forme d’angoisse, de colère ou au moins d’exaspération et d’affliction à la considération des évènements du monde : guerres, situation politique et économique, persécutions de l’Église – et même dans l’Église, notamment avec la crise des « abus », comme on dit. À tel point que nous pouvons nous demander si ces choses auront une fin. Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand faudra-t-il supporter tout cela ?
Cette question, chers amis, nous ne sommes pas les premiers à nous la poser ; elle a fait couler les larmes de tous ceux qui, consternés par la folie du monde, n’ont cependant jamais cessé de croire qu’il y a une justice. Et Jésus nous parle ce matin de l’un d’eux : le prophète Daniel. À la toute fin du VIIe siècle avant notre ère, alors que la Terre sainte était sous le contrôle des chaldéens, Daniel vivait à Babylone avec l’élite de la jeunesse juive, qui y avait été déportée. Et tandis que le peuple juif vivait en état de servitude, le Temple avait été profané : les instruments du culte, en or massif, avaient été transportés à la cour de Nabuchodonosor, qui se faisait servir à boire dans les vases sacrés lors de ses festins. L’arche d’Alliance était perdue, et le Temple de Salomon lui-même allait être détruit vingt ans plus tard. C’est là la désolation dont parle Daniel.
Mais sa prophétie a une autre portée : c’est pourquoi Jésus lui-même la reprend en tant que prophétie qui ne s’est pas encore réalisée. Au sens le plus immédiat, Jésus annonce, avec les paroles de Daniel, une nouvelle profanation du Temple, qui avait été reconstruit au retour des juifs de leur exil à Babylone. Quarante ans après la mort du Christ, en effet, Jérusalem allait connaître des massacres effroyables et une nouvelle destruction du Temple, par les romains cette fois ; au siècle suivant, l’empereur Hadrien fit ériger à l’emplacement-même du Saint-des-saints un autel dédié à Jupiter, installant ainsi l’idolâtrie dans le lieu saint où demeurait jadis l’Arche d’alliance : abomination ultime.
Mais cette prophétie, chers amis, n’est pas encore parfaitement réalisée. Comprenne qui pourra, nous dit saint Matthieu ! Et si vous le permettez, j’aimerais nous inviter à méditer un peu à ce sujet. Cette prophétie a, en effet, encore quelque chose à nous dire sur les fins dernières ; c’est pourquoi l’Église l’offre à nos pensées ce dimanche, qui est le dernier de l’année liturgique.
On entend par fins dernières ce qui concerne les évènements de la fin du monde, l’apocalypse ; l’apocalypse signifiant, avant tout, une révélation ultime, bien plus qu’une fin du monde cataclysmique. Et sous ce rapport, Jésus nous annonce des épreuves telles que le monde n’en a jamais connues, ainsi que des signes mystérieux tels que l’obscurité, la chute des astres, et surtout l’apparition énigmatique du signe du Fils de d’homme. Et quoiqu’il faille être attentif à ces signes – et Jésus lui-même nous y exhorte à la fin du passage que nous avons lu, quand il fait une comparaison avec le verdissement du figuier qui annonce l’été – il ne faut pas non plus s’échiner à les chercher partout et à surinterpréter tous les évènements du monde – ah, quand on voit ce qu’on voit… ; précisément car ce n’est pas le monde que Jésus nous invite à contempler.
Oui, les temps que nous vivons, c’est-à-dire le temps de l’Église et de la propagation de l’évangile dans le monde entier, ces temps sont les derniers, c’est-à-dire que la Révélation du salut est achevée et que nous attends désormais le dernier avènement du Christ et le parfait accomplissement de ses paroles. Mais l’enseignement sur les fins dernières ne concerne pas seulement le terme du monde qui nous entoure, chers amis, mais concerne aussi notre propre terme dans ce monde. Quelle est notre fin ici-bas ?
La fin, en effet, c’est à la fois l’aboutissement, comme quand on dit « c’est la fin, c’est fini ». Mais c’est aussi ce qui nous anime, ce qui nous meut, comme quand on dit que l’on fait quelque chose « a-fin, avec telle finalité ». La question de notre fin ici-bas se comprend alors à la fois comme une réflexion sur le fait qu’il nous faudra un jour quitter cette vie, et il peut être salutaire d’y songer de temps en temps, mais cette question se comprend encore comme la question de savoir ce qui nous anime. Qu’est-ce qui nous pousse, ultimement, à agir ?
Pour entrer dans ce sens spirituel et moral, il faut se souvenir que saint Paul nous apprend, dans un autre passage que celui que nous avons lu, que notre corps est le temple de l’Esprit saint. C’est de l’édification de ce temple que nous devons avant tout nous occuper, et c’est sa ruine qui doit nous préoccuper.
Ce temple, en effet, est menacé de désolation par l’abomination qu’est le péché. Le péché, c’est choisir une créature plutôt que Dieu, un peu comme les romains avaient mis une statue d’un dieu fait à leur image à la place réservée au Dieu unique, qui nous a fait à la sienne. Nous sommes nous-mêmes le lieu saint où Dieu doit régner, et aucune autre considération ne doit l’emporter sur celle-là.
Or, le salut ne se trouve jamais dans les bien inférieurs, c’est pourquoi Jésus nous dit qu’il est inutile de descendre chercher ce qui nous appartient ou de revenir en arrière prendre ce qui est à nous, comme si on pouvait acheter la bienveillance de Dieu avec nos petites richesses. Au contraire, il faut plutôt fuir vers les montagnes, c’est-à-dire élever nos considérations en tournant nos regards vers le ciel. Les sommets des montagnes, que nous contemplons depuis les vallées, les crêtes escarpées et les falaises, sont autant de doigts pointés vers ce qu’il y a de plus élevé : le ciel. Le péché se combat par la séparation d’avec l’esprit du monde et la dépendance à ses biens périssables.
Alors que s’achève, cette semaine, une autre année liturgique, c’est une page de l’histoire de notre salut personnel qui se tourne. Il serait bon de nous demander ce que nous y avons écrit, de quelle encre nous avons tracé les mots que nous y avons couchés. Mais là non plus, chers amis, il ne s’agit pas d’un simple retour en arrière, qui nous enfermerait sur nous-mêmes dans une certaine affliction.
« Moi j’ai des pensées de paix, et non d’affliction », nous dit Jésus à travers les paroles de l’introït que nous avons chanté. « Vous m’invoquerez et je vous exaucerai ». La royauté du Christ n’est pas seulement réservée pour la fin des temps. Le Christ règne dès ici-bas : il a un droit sur nos sociétés comme sur nos personnes individuelles. Quand nous demandons, dans la prière du « Notre Père » : « que votre règne arrive », nous n’appelons pas avant tout la fin du monde, mais la présence de Jésus dans nos cœurs afin de pouvoir « marcher d’une manière digne de Dieu, lui plaisant en toute chose », comme nous y invite saint Paul ce dimanche. Puisque Jésus exauce ceux qui lui adressent leurs prières, comme nous le redirons bientôt avec la prière de communion, ne manquons pas d’implorer sa miséricorde pour nos fautes, comme nous l’avons fait par la collecte de cette messe, en même temps que nous lui rendons grâce pour ses bienfaits.
Il faut qu’il y ait des tribulations à vivre. La souffrance et la mort sont le lot de notre nature déchue ; il n’est pas en notre pouvoir de les éviter et c’est pourquoi la seule considération des choses d’ici-bas ne peut conduire qu’à l’affliction. En revanche, il est en notre pouvoir, avec l’aide de Dieu, d’éviter que nous ayons part à cette désolation : l’homme, en effet, n’a pas été créé pour la mort. Le péché, la souffrance, la mort seront toujours des scandales ; ces choses n’ont aucun sens. Prions plutôt pour qu’affranchis des convoitises terrestres, nous n'ayons plus que des désirs célestes. Puissions-nous nous en remettre à la miséricorde de Dieu pour ce qui est passé, à sa grâce pour le présent et à sa providence pour ce qui est à venir, dans l’attente de la paix éternelle.
Amen.