Nous lisons ce dimanche un des passages de l’évangile qui est sans doute parmi les plus connus, pour la fameuse expression qu’il renferme : « rendez à César ce qui est à César ». Mais cette expression n’est en réalité que la première partie de la réponse que fait Jésus à la provocation des pharisiens, car il ajoute ensuite qu’il faut aussi rendre à Dieu ce qui est à Dieu.
Pendant le mois de novembre, chers amis, l’Église nous invite à être particulièrement attentif à la prière pour les défunts. Ce mois, commencé avec la solennité de la Toussaint puis la commémoraison des fidèles défunts, nous donne l’occasion de tourner nos regards vers ceux qui ont déjà quitté cette vie, mais nous devons aussi songer à ceux qui la quitteront à plus ou moins brève échéance, c’est-à-dire nous-mêmes.
On ne peut, en effet, chers amis, méditer sur les fins dernières et occulter le fait que ces fins nous concernent personnellement. Il viendra un jour où la vie « venturi sæculi » que nous annonçons à la fin du Credo ne sera plus pour nous « à venir » mais véritablement rendue présente. Et c’est vers cette pensée que les prières que nous adressons aux saints, ou celles que nous faisons pour nos chers défunts qui ont quitté ce monde, doivent aussi nous porter.
Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est donc notamment se préparer à rendre l’âme que nous tenons de lui. Non pour qu’il nous en prive – les dons de Dieu sont sans repentance – mais plutôt pour lui rendre compte de ce que nous en avons fait. Et c’est bien ce à quoi saint Paul prépare les Philippiens, dans le passage de l’épître que nous avons lu, lorsqu’il dit : « mes frères, j’en suis persuadé, celui qui a commencé en vous un si beau travail le continuera jusqu’à son achèvement au jour où viendra le Christ Jésus ».
Le beau travail qui a été commencé, c’est celui de notre vie chrétienne ; et celui qui en est à l’origine, c’est le Christ lui-même. Il en est à l’origine dans l’histoire : être chrétien, c’est marcher à la suite du Christ, il est donc nécessaire que nous ayons été précédés par lui ; c’est pourquoi nous avons dit dans la collecte de cette messe que Dieu est l’auteur de toute piété. Et il en est à l’origine également comme moteur : c’est par la grâce de Dieu que nous sommes capables de poser des actes utiles pour notre salut ; à commencer par les sacrements, qui sont justement des signes institués par le Christ pour produire la grâce en nos âmes.
Or, ce travail qui consiste à faire naître la grâce en nous, par le baptême, la faire croître par les autres sacrements et toutes les bonnes œuvres que nous pouvons faire, la restaurer, si nous avons eu le malheur de la perdre par le sacrement de la pénitence, bref, ce travail qu’on appelle la sanctification, saint Paul nous assure qu’il sera accompli en nous par le Christ lui-même, jusqu’au jour où il reviendra : « celui qui a commencé en vous un si beau travail le continuera ». La vie chrétienne ne consiste donc pas avant tout dans une forme d’activisme, mais plutôt dans l’art de savoir se rendre disponible vis-à-vis de Dieu ; « il ne s’agit pas d’agir, mais d’être agi », disait Madeleine Delbrêl en bousculant un peu la langue française.
Les efforts que nous avons à fournir « dans la défense et l’annonce de l’évangile », comme dit encore saint Paul, avec « discernement et clairvoyance » – car il ne s’agit pas non plus de se laisser aller en se disant « Dieu s’occupe de tout » – n’ont d’autre but que de nous détacher de tout ce qui entrave l’action de Dieu à travers nous. Et c’est justement au sujet de ce détachement que le Christ nous demandera des comptes quand son jour sera arrivé.
Le jour du Christ, c’est le jour où tout revient à lui. C’est en premier lieu le jour de notre mort, quand notre âme se sépare de notre corps et passe dans l’autre monde pour revenir vers son créateur. C’est aussi le jour de notre retour à la vie quand, à la résurrection, à la fin du monde, les tombeaux s’ouvriront et nos âmes retrouveront nos corps pour participer à la grande révélation du jugement dernier, devant le Christ.
« Jour de colère que ce jour-là – chante-t-on dans la séquence de la messe de Requiem – où tout ce qui est caché apparaîtra ». Pourquoi cette colère ? Pourquoi cette stupéfaction et cette terreur dont le Dies iræ nous avertit ? C’est tout simplement parce que nous avons souvent, dans notre vie, chers amis, la tentation de donner à César ce qui revient à Dieu.
César, c’est un nom générique qui ne désigne pas seulement l’empereur – celui qui régnait au temps de Jésus s’appelait d’ailleurs Tibère – mais qui peut désigner aussi toutes les puissances mondaines, qui peuvent être autant d’entraves plus ou moins solides à la bonne conduite d’une vie chrétienne. Quand nous faisons passer les biens de ce monde au-dessus de l’ordre établi par le Créateur, nous donnons à César ce qui revient à Dieu. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est donc avant tout lui rendre l’âme que nous tenons de lui pure et irréprochable, comme nous y invite encore saint Paul, libérée de toute affection pour les choses du monde – qu’il nous faudra bien quitter un jour – en dehors de leur ordonnancement aux choses du ciel.
Ce qui nous fait parfois préférer César à Dieu et à lui prêter allégeance plutôt qu’à notre Seigneur légitime, c’est l’orgueil. C’est ce péché à la racine de beaucoup d’autres qui nous fait penser que nous sommes nous-mêmes la source du bien qui est en nous, tentation si grande que même des anges se sont laissés pervertir ainsi. Vaincre l’orgueil suppose de poser des actes de la vertu contraire à ce vice, c’est-à-dire l’humilité.
La pureté de l’âme à laquelle saint Paul nous invite, ce n’est pas nous croire sans péché, ce qui reviendrait à croire que nous méritons le ciel en raison de nos qualités intrinsèques. Or, comme nous l’avons chanté dans l’introït : « si vous regardez les cœurs, Seigneur, qui pourra subsister ? » Mais il faut plutôt croire que Jésus nous sauvera malgré nos péchés pour peu que nous répondions à cet amour par les actes que cela suppose. « Souvenez-vous, ô bon Jésus – dit encore la séquence Dies iræ – que vous êtes venu pour moi, que vous vous êtes fatigué, que vous m’avez racheté en souffrant sur la croix ; accordez-moi votre pardon afin que tant d’efforts ne soient pas vains, vous qui avez absout Marie-Madeleine et exaucé le bon larron ».
C’est ainsi que nous rendrons à Dieu ce qui lui revient : la reconnaissance que tout bien vient de lui et le sacrifice d’un cœur brisé et humilié, qui feront, au jour du Christ Jésus, se réconcilier la justice et la miséricorde.
Amen.