Vous aurez certainement remarqué qu’aujourd’hui nous n’avons pas récité le psaume « Judica me Deus » au bas des marches de l’autel, comme le prêtre le fait habituellement après avoir dit l’antienne « Introibo ad altare Dei – Je m’avancerai vers l’autel de Dieu », mais nous avons entendu le chant des premiers versets de ce psaume à l’introït de la messe, comme pour signifier le caractère solennel de la liturgie qui s’ouvre ce dimanche. Tandis que la croix de l’autel se couvre d’un voile, tandis que la tension entre le Christ et ses ennemis semble à son comble, ainsi que nous l’avons compris en lisant l’évangile, tandis que saint Paul nous exhorte à quitter la logique de l’Ancienne alliance et adopter la logique de la Nouvelle pour se disposer à recevoir notre héritage éternel, on sent que quelque chose se passe. Ou plutôt : que quelque chose se met en place.
Aujourd’hui, en effet, la bannière du Christ s’élève ! « Vexilla Regis prodeunt – les étendards du Roi s’avancent » : c’est l’hymne des vêpres que nous avons chantée hier soir et que nous chanterons désormais jusqu’à la fin de la Semaine Sainte. « Vexilla Regis » : les vexilla, c’était les étendards des légions romaines. Ils étaient constitués d’une hampe sur laquelle étaient fixés différents emblèmes propres à chaque légion, mais ils arboraient aussi des symboles communs, que nous avons tous certainement déjà vus, au moins dans les albums d’Astérix : les lettres S, P, Q, R, qui signifient « Senatus Populusque Romanus – le Sénat et le Peuple romain », et l’aigle impérial ; le Sénat, le Peuple, Rome, l’Empereur. Les vexilla représentaient ce pour quoi les soldats romains se battaient ; l’étendard symbolise ce pour quoi on est prêt à donner sa vie. C’est le signe de ralliement des alliés dans la bataille ; c’est aussi ce que l’ennemi veut faire tomber ou prendre.
Et il ne vous aura pas échappé, chers amis, que nombreux sont ceux qui, ces derniers temps, voudraient nous rallier sous leurs étendards. Promesses, menaces, flatteries, etc., tout est bon pour nous faire embrasser leur cause. Je parle de la campagne présidentielle et des élections qui approchent, mais aussi de la guerre qui fait rage en Ukraine, et de la crise sanitaire qui a secoué le monde depuis deux ans. Vous aurez probablement remarqué que ce dernier sujet, qui a monopolisé l’ensemble du discours public pendant deux ans, semble maintenant tout à fait occulté par la guerre et la campagne électorale, alors que la situation n’a pourtant pas significativement changé, si l’on en croit les rares informations qui circulent à ce sujet désormais. Et il peut être intéressant de se demander pourquoi.
C’est que sur tous ces points, les discours semblent parfois très loin de la réalité. Les gens semblent, en effet, pour la plupart, accorder davantage de crédit à ce que disent les médias plutôt qu’à leur propre expérience du monde ; ils écoutent plus volontiers tel « expert » parler à la télévision plutôt que le même professionnel qui vit peut-être à côté de chez eux, et qui leur est pourtant moins familier que les personnalités qu’ils suivent sur les réseaux sociaux. Vous me direz qu’on ne peut pas tout savoir par nous-mêmes ; en effet, mais nous ne sommes pas non plus obligés d’avoir un avis sur tout.
Alors c’est de l’individualisme, me dira-t-on ! On ne se préoccupe que de ce qui nous concerne ! Non : il ne s’agit pas de ne penser qu’à soi, mais plutôt de réfléchir à partir de ce que l’on voit, à partir de la réalité qui se donne à notre connaissance. Et c’est en cela que le réalisme est un véritable altruisme : il nous porte à bâtir une véritable connaissance de l’autre, non à ingurgiter un discours en consommateur, pour ensuite aller le régurgiter sans même l’avoir digéré.
Notre pensée, voyez-vous, doit toujours être estimée à l’aulne de la réalité, sans quoi les opinions se changent en idéologies. Et c’est pourquoi les discours médiatiques se chassent si facilement les uns-les-autres, allant de polémiques en polémiques : car ils n’ont aucune connexion au réel. Les idées ne sont que dans l’esprit : elles n’ont pas l’inertie que donne la matière. Si vous pensez à la vaisselle du petit déjeuner qui est peut-être toujours dans l’évier, vous pouvez en un instant chasser cette idée, penser à autre chose – et j’espère que, quand vous êtes à la messe, vous ne pensez pas à la vaisselle ou au déjeuner qui vous attend ! – mais ça ne changera rien au fait que la vaisselle sera toujours là quand vous rentrerez, et qu’il faudra la faire, même si vous l’aviez oublié. La réalité nous ancre, elle nous permet de penser et non de simplement discourir.
Si je vous parle de tout ça ce matin, chers amis, c’est parce que je voudrais vous mettre en garde contre les ravages des idéologies, qui nous font nous engager dans des conflits qui ne sont pas les nôtres. « Mourir pour des idées – chantait Georges Brassens – L’idée est excellente ! / Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue. / Car tous ceux qui l'avaient, / Multitude accablante, / En hurlant à la mort me sont tombés dessus ».
Mais s’il faut se garder des guerres idéologiques, il y a pourtant des motifs réels de lutte. Et ce qu’il y a de plus réel que tout, c’est Dieu, c’est le Christ. Dieu s’était manifesté à Moïse dans le buisson ardent comme l’être par excellence : « je suis celui qui suis ». Et c’est encore ainsi que Jésus se manifeste à ses détracteurs aujourd’hui : « je suis ». « Avant qu’Abraham fut, je suis ». Cela veut dire qu’il est de toute éternité, hors du temps. Mais cela veut aussi dire qu’il est l’être en soi, de qui toute chose tire son existence. Les idéologues détestent la réalité ; face à la manifestation de l’être qui vient contredire leurs idées, ils hurlent, ils paniquent, ils tuent.
Jésus, chers amis, apparaît comme tout à fait isolé ce dimanche, alors que nous nous apprêtons à commémorer le mystère de notre rédemption. Ceux qui l’entourent ne comprennent pas qui il est, ils ne comprennent pas le caractère transitoire de l’Ancienne alliance car ils confondent les signes et la réalité.
Les signes de l’Ancienne alliance, c’était le sang des boucs et des taureaux, c’était la cendre des carcasses des animaux sacrifiés, dont on se servait pour des purifications rituelles, qui elles-mêmes correspondaient à des souillures purement extérieures elles aussi, il ne s’agissait même pas forcément de péchés, comme dans le cas du sacrifice offert pour la purification d’une femme après l’accouchement, par exemple.
Jésus vient nous apprendre à adorer en esprit et en vérité son Père, le Père des lumières de qui descend toute gloire ; c’est pourquoi les purifications extérieures ne suffisent plus, c’est pourquoi il fallait que ce soit Dieu lui-même, plus intime à nous que nous ne le sommes nous-mêmes, qui viennent nous purifier ; et c’est pourquoi Jésus instaure une Nouvelle alliance, dans laquelle nous ne pratiquons plus le sacrifice des animaux, incapable de nous sauver, mais recevons les fruits de l’unique sacrifice que le Christ a fait de lui-même. C’est le grand mystère auquel nous participons chaque fois que nous assistons à la messe, ou recevons les sacrements, qui sont la réalisation de notre salut. C’est ce que nous explique saint Paul aujourd’hui.
Il y a donc bien une lutte à mener, chers amis. C’est la lutte contre les idées du monde, qui veulent nous détourner de la seule voie de salut possible : le Christ. Les chrétiens ont le devoir d’animer chrétiennement le monde, nous ne pouvons pas nous désintéresser de la conduite des affaires publiques, pour ce qui nous concerne et dépend de nous, mais quoiqu’il faut faire tout ce que nous pouvons dans ce domaine, il ne faut pas oublier que notre salut éternel ne peut venir, en fin de compte que du Christ, qui s’est livré pour nous. Et c’est cette préoccupation qui doit nous animer avant tout.
C’est donc sous la bannière du Christ qu’il faut nous ranger, c’est à l’étendard de la Croix qu’il faut nous rallier. Ne nous trompons pas de combat. La croix est voilée pour le moment, pour nous signifier que le mystère de la Passion et de la mort du Seigneur se prépare. Mais au matin de Pâques, chers amis, après que le Christ sera passé par la mort dans un monde qui n’appartient pas à la création d’ici-bas, nous le verrons réellement vivant, resplendissant de la gloire de la Vérité éternelle. L’ignominie de la croix révélée le Vendredi Saint, sera alors changée en triomphe ; l’outil de mort sur lequel se répandit le sang du Christ resplendira désormais comme la source du salut, à laquelle nous nous abreuvons déjà, chaque fois que nous célébrons l’Eucharistie.
Amen.