Ça y est ! Nous y sommes ! Nous venons d’entrer dans un temps qui changera le cours de notre histoire. On nous l’annonçait depuis un moment déjà, mais nous ne voulions pas y croire. Nous nous disions que nous avions encore le temps. Que nous pouvions encore nous préparer. Nous nous disions même que nous échapperions peut-être au conflit, cette fois. Et nous déplorions que nos générations n’ont plus la culture et l’endurance guerrière qu’avaient les générations qui nous ont précédé, et nous nous en lamentions. Mais pourtant, ça y est ! C’est la guerre ! Et il nous faut combattre.
Cette guerre qu’il nous faut mener, et que nous aurions bien voulu repousser aussi longtemps que possible, c’est bien entendu celle du Carême. Mais « voici maintenant le temps favorable, [dont nous parle saint Paul à la suite du prophète Isaïe] voici le jour du salut » ! Ce salut, pourtant, reste à conquérir.
Car si nous sommes invités à consentir à des privations et offrir des sacrifices en ce saint temps, ce n’est pas pour avoir la paix. Se résoudre à couper la télévision ou les réseaux sociaux, modérer sa consommation de tabac, se forcer à un petit régime, etc. une fois passé le premier choc du sevrage, cela peut sembler très sain : S – A – I – N. Mais ça ne sera véritablement aussi saint : S – A – I – N — T ! que si cela nous permet de nous rapprocher de Dieu. Nous ne nous battons pas pour des biens temporels dans ce Carême, mais bel et bien pour notre salut. On ne va pas au désert pour avoir la paix ; au contraire : le désert, les retraites que l’on peut faire, les pénitences de ce temps de Carême, sont autant de lieux du combat spirituel et des temps de lutte. Le désert est brûlant le jour et glacial la nuit, on n’y trouve pas de tapis d’herbe moelleux comme dans nos forêts mais seulement le roc et la poussière ; on y est seul, on y est absolument dépouillé de tout.
Ne nous attendons pas à ce que le Carême soit facile. C’est fondamentalement le temps de l’effort. Il n’y a pas de pénitence facile. Donner coûte toujours ; « se » donner, encore plus. Voyons cependant, chers amis, avec quel courage et quelle générosité se donnent ceux qui se battent – légitimement ou non – pour conquérir ou défendre des biens terrestres. Quelles sont leurs souffrances, quels sont leurs sacrifices. Considérons alors quels devraient être nos efforts dans une lutte surnaturelle.
Et à ce sujet, il y a une chose qui m’a toujours interpellé, dans le passage de l’évangile que nous venons d’entendre. Ce n’est pas les prodiges dont se sert le diable pour tenter Jésus, ce n’est pas non plus l’arrivée des anges à la fin. Non, c’est quand nous lisons que « après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim ». Il eut faim, après quarante jours… Je ne sais pas pour vous, chers amis, mais chez moi, la faim arrive un peu plus vite ! Saint Jean Chrysostome voit là le témoignage de la nature à la fois humaine et divine du Christ : ressentir la faim n’est pas de Dieu, mais la ressentir à partir du quarantième jour de jeûne n’est pas seulement humain. Et en cela, Jésus cultive un doute, il trompe le diable, qui ne sait donc plus quoi penser de lui, et c’est pour cela qu’il vient le tenter.
Et cela, chers amis, doit nous apprendre la signification de la tentation et nous fortifier dans la lutte. Si nous sommes tentés, si nous trouvons difficiles les renoncements auxquels nous avons consenti, alors rassurons-nous, nous sommes sur la bonne voie. Le diable ne va pas tenter ceux qu’il sait lui appartenir déjà : au contraire, il préfère les laisser vivre leur petite vie tranquille – ou la grande vie, parfois ! – dans l’attente de venir les cueillir. Si le diable vient nous « titiller », s’il vient nous mettre à l’épreuve en mettant sous nos yeux toutes les convoitises du monde – à commencer par le découragement – c’est parce qu’il ne sait pas quoi penser de nous, c’est parce qu’il ne sait pas qui nous sommes exactement, c’est parce que nous ne lui appartenons pas ! Et c’est pourquoi ressentir la difficulté du Carême, c’est déjà un signe de victoire ! Du moins, c’est la preuve que nous sommes sur la bonne voie.
Voyons donc comment le diable tenta Jésus et quelle lutte lui fut opposée.
Première tentation : « dites que ces pierres deviennent des pains ». C’est la petite voie que nous aussi avons entendu mercredi soir, et entendons chaque jour que nous voulons jeûner, quand nous avons goûté à ce bol de riz et qu’il nous paraît aussi sec et insipide que le serait un bol de graviers ! Rajoutons donc un peu de sel, un peu de fromage, un peu de ceci ou de cela, bref : faisons de ces petites pierres un bon petit plat ! C’est la tentation du confort, de la satisfaction immédiate de notre sensibilité. La combattre, c’est nous souvenir que Dieu a créé le monde pour sa gloire, pas pour notre plaisir, et que tout plaisir n’est bon que s’il est ordonné à la gloire de Dieu. Il est donc bon de sanctifier les fêtes par un bon repas, et il est bon de sanctifier le Carême par le jeûne, à l’exemple du seigneur.
La deuxième tentation est celle de la vaine gloire. Jésus est transporté en haut du Temple de Jérusalem : le diable le place haut, très haut. Il le place au sommet du Temple, c’est-à-dire plus haut que Dieu ! Il le fait se sentir grand, si grand qu’il ne peut plus regarder que vers le bas. C’est le danger de la vaine gloire : on se croit plus haut que tout. Mais si le diable nous place dans cette illusion, c’est pour mieux nous précipiter vers le bas. Celui qui reste petit en esprit ne peut, au contraire, tourner son regard que vers le ciel.
Satan se trahit justement lors de la troisième tentation, lorsqu’il demanda à Jésus de se prosterner devant lui, lui promettant tous les biens du monde. Ce que veut le diable, c’est en fait nous abaisser, que nous rampions devant lui, et il est pour cela prêt à toutes les promesses et à tous les mensonges. Rappelons-nous la promesse qu’il fit à Adam et Ève : « vous serez comme des dieux », et voyez le résultat. C’est le diable, au contraire, qui veut être semblable au Très-Haut, et adoré comme tel. Attention à l’ambition, chers amis, cette idée ne vient pas de Dieu.
Dieu, en effet, se fit humble et pauvre. Tout pouvoir vient de Dieu, mais le désir du pouvoir – comme toute forme de convoitise – vient du diable ; celui qui y cède s’en fait l’esclave.
Aux tentations de la sensibilité, opposons donc le jeûne, à l’orgueil la prière et à l’avarice l’aumône. Voici donc les trois armes qu’il faut utiliser en ce temps de Carême.
Je vous disais tout à l’heure qu’il ne faut pas nous tromper de guerre. « Les chrétiens sont dans le monde, mais ils ne sont pas du monde », dit l’auteur de la fameuse lettre à Diognète. Certes pas du monde, mais dans le monde tout de même. Les chrétiens ont le devoir d’animer chrétiennement l’ordre temporel, comme le rappelait souvent Benoît XVI. Quand nous demandons dans le « Notre Père » : « que votre règne vienne », nous appelons certes de nos vœux le dernier avènement du Christ, celui de la fin des temps, mais nous souhaitons aussi l’imprégnation du monde par l’esprit de l’évangile.
Tourner nos yeux vers Dieu ne doit donc pas non plus nous faire nous détourner de notre prochain ; seulement, il faut l’aimer avant tout à cause de l’amour de Dieu. C’est la définition de la charité : vertu qui nous fait aimer Dieu par-dessus tout et aimer le prochain pour l’amour de Dieu. Alors nous ne pouvons pas rester indifférent à la souffrance des hommes. Seulement, rappelons-nous que nous ne devons pas y être sensibles pour l’exaltation des puissances temporelles, quelles qu’elles soient, qui ne peut que nous conduire à l’idolâtrie en préférant des biens temporels périssables au bien éternel, mais soyons-y sensibles en chrétiens, pour le règne de Dieu et de sa paix, pour sa gloire et le salut des âmes uniquement.
Amen.