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Homélie pour le dimanche de la Quinquagésime : « Fils de David, aie pitié de moi ! »

 Il y a des fois où l’on se dit qu’on ne comprend vraiment rien ! La lecture de l’évangile de ce dimanche nous offre un tel moment de stupéfaction. Nous voyons, en effet, deux anecdotes différentes mises côte à côte : le récit de Jésus qui annonce dès à présent sa Passion et sa Résurrection, alors que nous nous apprêtons à entrer dans le Carême qui nous mènera jusqu’à Pâques, face à des apôtres visiblement éberlués, et l’histoire d’un aveugle qui fait appel au pouvoir divin du Christ. C’est là que, à notre tour, nous sommes perdus !

Comment se fait-il que les disciples les plus proches de Jésus n’aient pas compris ce qu’il voulait leur dire, alors qu’il ne leur parlait pourtant pas en paraboles, cette fois, mais clairement ? Et comment se fait-il qu’un aveugle de naissance, c’est-à-dire une personne avec une connaissance du monde que l’on suppose malheureusement fortement réduite, lui, semble avoir si bien compris le mystère à l’œuvre dans la personne de Jésus qu’il s’élance vers lui à la seule mention de son nom pour lui demander un miracle ?

C’est qu’il s’est passé quelque chose tout de suite après l’annonce de la Pâque de Jésus, avant qu’il arrive avec ses disciples près de Jéricho et ne rencontre l’aveugle. Une chose que l’évangéliste saint Luc ne relate pas, mais qui permet pourtant de mieux comprendre ce qu’il y a à retenir de ces deux anecdotes. Une chose qui, heureusement, nous est rapportée par deux autres évangélistes : saint Matthieu et saint Marc.

Juste après que Jésus eut annoncé qu’il allait ressusciter, en effet, les apôtres Jacques et Jean vinrent le trouver et lui demandèrent des places d’honneur dans le royaume qu’il allait fonder. Ils croyaient, voyez-vous, que la résurrection annoncée serait une sorte de triomphe devant les hommes, qui allait permettre de rétablir le royaume d’Israël dans une splendeur jamais connue encore, et ils cherchaient à s’y faire une place. En réalité, ils ne pensaient qu’à eux, ils avaient les regards tournés vers eux-mêmes, c’est pourquoi leur esprit ne comprenait rien à ce qu’annonçait Jésus.

Mais ce n’était pas le cas de l’aveugle qui, lui, guettait de l’oreille la venue du Sauveur. Son attention n’était pas tournée vers lui-même mais, au contraire, vers celui qui venait. C’est pourquoi la seule mention du nom de Jésus lui fit reconnaître l’objet de toutes les prophéties de l’Ancien testament et de toutes les rumeurs qui se répandaient alors en Terre-Sainte depuis la prédication de Jean-Baptiste. « Jésus, fils de David, ayez pitié de moi » s’écria-t-il aussitôt ! Et en ces quelques mots il démontra que, lui, avait tout compris. Acclamer Jésus comme « Fils de David », c’était à la fois reconnaître son humanité et sa dignité royale. Lui demander d’avoir pitié de lui, et de lui rendre la vue par un miracle, c’était confesser sa divinité.

Et Jésus, touché par cette foi, l’exauça.

Car c’est bien de foi, chers amis, qu’il s’agit là. La foi, en effet, est une connaissance dans l’obscurité. Avoir la foi, c’est adhérer à une vérité qu’on ne voit pas, face à laquelle nous sommes comme des aveugles, car on ne voit pas Dieu ici-bas. La foi ne consiste donc pas seulement à savoir, à la manière dont on sait, par exemple, le temps qu’il fait ou nos tables de multiplications – pour ceux qui les savent ! Les apôtres savaient. Ils étaient parfaitement catéchisés. Ils savaient mieux que personne qui était Jésus, qui leur avait déjà parlé au moins trois fois du mystère de sa mort et de sa résurrection, ils l’avaient vu déjà opérer des guérisons et même ressusciter des morts. Ils savaient très bien qui il était, mais pourtant, ils n’adhéraient pas, ou peu, au mystère qui se mettait en œuvre sous leurs yeux. Ils n’y étaient pas ouverts, car enfermés sur eux-mêmes.

Tous les élèves d’une classe de catéchisme savent – s’ils apprennent leurs leçons – ce qu’il en est des vérités que nous devons croire comme chrétiens, mais pour ce qui est d’y croire, d’y adhérer par la foi, c’est une autre affaire. C’est pourquoi on ne peut dissocier l’étude des vérités de la foi – que ce soit dans le cadre de l’enseignement du catéchisme, de la prédication lors de la messe ou de l’étude personnelle – de la prière. Par la prière, nous demandons à Dieu de nous guider et de nous fortifier dans l’obscurité dans laquelle nous nous trouvons.

Car le christianisme, chers amis, n’est pas une religion du livre, comme nous l’entendons trop souvent, fut-ce des livres saints ! Loin de moi l’idée de dénigrer l’étude de l’Écriture Sainte, certainement pas ! Mais nous ne professons pas une religion du livre ! Non, nous confessons la foi dans le Verbe fait chair, et non pas fait livre. Nous sommes la religion de l’incarnation du Fils de Dieu, qui s’est fait homme pour notre salut. Il n’y a pas de commune mesure entre la lecture des textes saints et la présence réelle de Dieu dans la personne du Christ, et dans l’Eucharistie.

Par l’étude, qui donne la connaissance, chers amis, nous apprenons ce qu’il y a à croire, mais croire vraiment, ça ne se peut faire qu’en développant une relation personnelle avec Jésus. Et pour cela, il faut penser à lui, et arrêter de penser à nous. Nous détourner de nous pour nous tourner vers lui. C’est un combat de chaque instant, chers amis, et nous autres clercs n’en sommes pas dispensés, au contraire : la proximité sacramentelle avec le Christ acquise par notre ordination ne fait que rendre plus exigeant et impérieux le détachement du monde que tous les chrétiens doivent cultiver.

Imaginez que vous avez un bon ami, que vous n’avez pas vu depuis longtemps. Les circonstances de la vie vous ont un peu éloignés de lui mais vous savez qu’il n’a pas changé d’adresse et qu’il est toujours chez lui. Vous savez même, puisque vous le connaissez quand même bien, qu’il répond toujours au téléphone quand on l’appelle. Que feriez-vous pour renouer avec lui ? Certainement, vous dégageriez un peu de temps pour lui téléphoner. Ou bien à l’occasion vous passeriez chez lui. Mieux : vous essayeriez peut-être de prendre un moment pour discuter en tête à tête de cette petite chose qui vous a fâché, voilà quelques temps. Et bien entendu, vous feriez un bon repas ensemble !

Eh bien, chers amis, il en va de même avec Jésus. Le Carême qui arrive doit nous donner l’occasion de renouer les liens distendus avec notre sauveur, de revenir à lui de tout notre cœur. Jésus répond toujours quand on le prie, il habite toujours le tabernacle des églises et vous pouvez passer le voir quand vous voulez. Mais surtout, il nous attend, à travers la personne du prêtre, dans le sacrement de pénitence. Et il se donne à nous tout entier dans l’Eucharistie, pour nourrir et fortifier notre corps et notre âme. Le Carême est là pour nous permettre de réorganiser notre vie autour de Jésus : passer moins de temps aux choses triviales – même si elles ne sont pas toujours mauvaises – c’est avoir plus de temps pour la prière, ou pour aller à la messe au moins une fois dans la semaine en plus du dimanche par exemple, ou pour prier un peu plus en famille. Les petits sacrifices auxquels nous sommes appelés à consentir, ça peut être un moyen de faire l’aumône, ou de faire offrir des messes pour les intentions que nous avons à porter.

Les fruits de tout cela ne nous sont pas toujours connus ici-bas ; mais en cela aussi il faut faire un acte de foi. En ce dimanche, la guérison de l’aveugle est pour nous un modèle de foi : Jésus ouvre les yeux de celui qui était né dans les ténèbres, du fait de la foi dont il témoigne. Alors, chers amis, dans la foi, demandons à Jésus, qui est la lumière éternelle jaillie du sein du Père, de nous illuminer et de nous guider dans cette vie, lui qui se révèle bien souvent aux humbles tout petits comme l’aveugle de Jéricho et se cache aux superbes. Après que nous aurons cheminé ici-bas dans l’obscurité de la foi, Dieu nous donnera la lumière sans déclin ; alors nous verrons ! La foi disparaîtra et nous contemplerons pour l’éternité celui que nous adorons déjà.

Amen.