La fin de l’année approche. Cela n’aura échappé à personne : les jours raccourcissent, notre beau ciel de Provence se couvre de plus en plus souvent de nuages gris, et nous nous couvrons nous aussi, de nos manteaux. J’étais cette semaine à Strasbourg, où le mercure du thermomètre semblait vouloir faire de la spéléologie, et, sur le parvis de la magnifique cathédrale, il y avait, emmitouflé dans son écharpe, un vendeur de châtaignes grillées, desquelles émanait une merveilleuse odeur qui attirait les passants alléchés. J’ai même vu ici, près de Toulon, une maison dont la véranda était déjà décorée de guirlandes lumineuses. Oui, vraiment, ça sent la fin de l’année !
La belle fête de la Toussaint, dernière des grandes solennités de l’année liturgique, qui nous a conduit à méditer sur notre fin personnelle en même temps que la fin du monde, est déjà derrière nous ; et nous commençons à égrener les messes du vingt-troisième dimanche après la Pentecôte, qui semblent ne jamais finir de se répéter ! Oui vraiment, ça sent la fin !
Avec la nuit qui dévore la lumière chaque jour davantage, le risque est grand de tomber dans la somnolence. Prenons donc garde. Prenons garde, chers amis, car notre adversaire est là, tel un lion en embuscade cherchant quelqu’un à dévorer dans un moment d’inattention. L’Église répète quotidiennement cet enseignement de saint Pierre lors des complies, qui est la prière du soir de l’office divin.
L’Église, justement, offre ce dimanche à notre méditation une parabole eschatologique. Alors ça : « eschatologique », c’est un mot un peu barbare (un mot d’origine grecque, en fait !) qui désigne tout ce qui a rapport aux fins dernières. Et nous venons de dire que c’était justement la saison d’y penser, et la parabole que nous avons entendue concerne à la fois la fin du monde, mais aussi notre propre fin particulière.
La tentation est grande, en effet, chers amis, d’associer le déclin de l’esprit à celui de la nature. En voyant le monde se plonger dans le sommeil de l’hiver, nous nous disons que nous ferions bien d’en faire autant ; les bonnes résolutions attendront l’année prochaine.
En réalité, l’hiver qui approche aura, lui aussi une fin, et une renaissance y succèdera, comme la résurrection fera suite à notre mort. C’est pourquoi la saison actuelle est la saison des labours et des semailles, au cours de laquelle il nous faut préparer le renouveau à venir. Nous avons déjà connu une renaissance : celle de notre baptême. Mais être devenus chrétiens par le baptême et engendrés ainsi à la vie de la grâce ne suffit pas, il faut encore veiller à s’y conserver.
C’est pourquoi Jésus nous dit que le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé du bon grain dans son champ, mais dont un adversaire est venu pendant qu’il n’était pas vigilant et a semé, parmi le blé, de l’ivraie.
Ce champ, en un sens, c’est nous ! Le bon grain semé, c’est notre baptême, ce sont les sacrements et toutes les grâces que nous avons reçus, toutes les prières que nous avons faites, toutes les épreuves et les tentations que nous avons affrontées chrétiennement, et dont les fruits, au jour où la mort viendra nous faucher, seront moissonnés par le Christ et nous feront reconnaître dignes d’être associés à lui et à l’ensemble des élus, comme des grains de blés dans les greniers du paradis.
Mais au milieu de notre champ peut apparaître de l’ivraie. L’ivraie, c’est une plante qui, petite, ressemble à n’importe quelle céréale, d’où l’impossibilité de l’en distinguer. Toutefois, sa consommation peut provoquer des vertiges semblables à l’ivresse – ivraie et ivresse ont d’ailleurs la même racine étymologique – et elle a des effets toxiques à haute dose. Mais surtout, mêlée au blé, elle empêche la fermentation de la farine et la levée de la pâte lors de la fabrication du pain.
Ce qui rend l’ivraie si pernicieuse, c’est justement que rien ne permet de la distinguer du blé lorsqu’elle est petite. L’ivraie de notre âme, ce n’est donc pas les attaques manifestes contre la foi, car, celles-là, nous savons les identifier et les repousser autant que nous le pouvons. Ce qui empoisonne notre âme, ce sont les petites choses, les petits manquements, les petites infidélités, qui semblent de fort peu d’importance : négliger sa prière quotidienne, en particulier le matin et le soir, ou avant les repas, négliger le chapelet, négliger, peut-être, d’assister à la messe un dimanche. Car quoi ? Il faisait si beau l’autre jour ! Il y avait de la famille à la maison, c’était les vacances ! Il y avait cette promenade qu’on voulait faire depuis si longtemps ! Il y avait ce marché, auquel on ne va jamais ! Pour une fois, est-ce si grave ? Oh et puis il y a cette colère que j’ai eue l’autre jour, mais bon, l’autre l’avait bien cherché ! Est-ce si grave ? Ah et puis je me suis moqué de cet autre, mais ce n’était pas si méchant ! Est-ce vraiment si grave, tout ça, après tout ?
Nous avons toujours, chers amis, toutes les bonnes raisons du monde de ne pas faire ce que nous devons faire. Ne croyez pas qu’il en va autrement pour les prêtres, ou les diacres, ou les séminaristes, je prêche aussi pour nous. Enfin, surtout pour moi, pas pour Monsieur l’Abbé ! Mais soyons convaincus que ce qui fait la vraie gravité de tous ces petits manquements, ce n’est pas tant les actes eux-mêmes, mais plutôt notre insouciance de la nécessité qu’il y a à les combattre, c’est la pesanteur de notre indifférence, c’est notre sommeil spirituel, qui permet au monde et à son prince de se promener dans notre champ, comme s’il était chez lui, et d’y semer ses mauvais exemples et ses mauvaises habitudes.
Rappelons-nous que les yeux de notre corps ne peuvent distinguer l’ivraie du bon grain lorsqu’elle est petite ; et, devenue grande, elle risque de nous empoisonner définitivement. Elle commencera par nous causer des vertiges, semblables à l’ivresse, qui nous feront perdre nos repères. Puis, et c’est le plus grave, elle nous empêchera même de bénéficier des fruits de nos bonnes actions produites sous l’effet de la grâce, comme l’ivraie empêche la pâte de fermenter, et de monter, de s’élever, vers le ciel.
Mais nous avons à nos côtés un jardinier génial, qui est le Christ lui-même. Rappelez-vous de ce jardinier qui, au matin de Pâques, fit éclore la foi dans le cœur de Marie-Madeleine.
Ce divin jardinier nous donne les moyens de combattre l’ivraie : il nous donne les yeux de la foi pour la reconnaître, et les outils de la grâce pour l’arracher, à commencer par la pioche de la Confession et le râteau de la direction spirituelle. Si nous voulons nous mettre au jardinage le dimanche, commençons par là ! Il nous donne aussi et surtout l’engrais de l’Eucharistie pour nous préserver de l’ivraie de l’âme, et faire croître le bon grain de la miséricorde, de la bonté, de l’humilité, de la douceur et de la patience.
Saint Paul, qui nous a donné cette liste des plantes à faire croître pour en cueillir les fruits, nous exhortera dans quelques dimanches, alors que s’ouvrira une nouvelle année liturgique, à nous réveiller, à nous dresser, à ne pas nous laisser appesantir. Mais n’attendons pas l’Avent pour faire le point sur notre vie spirituelle. Dès aujourd’hui, épanchons nos cœurs vers Dieu et prenons la résolution de faire demeurer en nous la parole du Christ avec abondance, comme nous y invite saint Paul, pour qu’au jour de la moisson, nous ne soyons pas liés pour être brûlés, mais qu’une fois vannés des dernières souillures que le monde aura pu laisser sur nous, nous soyons admis à entrer dans les greniers de la vie éternelle.
Amen.